Page:Rousseau - Du Contrat social éd. Beaulavon 1903.djvu/287

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Enfin, quand l’État, près de sa ruine, ne subsiste plus que par une forme illusoire et vaine, que le lien social est rompu dans tous les cœurs, que le plus vil intérêt se pare effrontément du nom sacré du bien public, alors la volonté générale devient muette ; tous, guidés par des motifs secrets, n’opinent pas plus comme citoyens que si l’État n’eût jamais existé ; et l’on fait passer faussement sous le nom de lois des décrets iniques qui n’ont pour but que l’intérêt particulier.

S’ensuit-il de là que la volonté générale soit anéantie ou corrompue ? Non : elle est toujours constante, inaltérable et pure ; mais elle est subordonnée à d’autres qui l’emportent sur elle[1]. Chacun, détachant son intérêt de l’intérêt commun, voit bien qu’il ne peut l’en séparer tout à fait ; mais sa part du mal public ne lui paraît rien auprès du bien exclusif qu’il prétend s’approprier. Ce bien particulier excepté, il veut le bien général pour son propre intérêt tout aussi fortement qu’un autre. Même en vendant son suffrage à prix d’argent, il n’éteint pas en lui la volonté générale ; il l’élude. La faute qu’il commet est de changer l’état de la question et de répondre autre chose que ce qu’on lui demande ; en sorte qu’au lieu de dire, par son suffrage, il est avan-

  1. Même quand tous les appétits particuliers sont déchaînés, la volonté générale reste « constante, inaltérable et pure », — non pas seulement d’une façon abstraite et absolue, en ce sens que l’intérêt général subsiste lorsqu’il est méconnu, — mais elle garde même sa réalité psychologique : elle subsiste dans les âmes de tous, mais, au lieu de dominer, elle est subordonnée aux intérêts particuliers. De là tout le mal. — Voir II, iii, et Introd., I, § 4.