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LA MAIN DE FER

Après cela, il y eut un moment de silence.

Les deux amis boudaient Frédéric.

Mais le moment de souper ramena bientôt la bonne humeur.

En surveillant la cuisson de leur poisson Léon chantait :

Nous allons manger du poisson.
Ah ! ah ! ah ! frit à l’huile,
Manger tous les trois comme des bons,
Fritaine, friton, friton, poêlon,
Ah ! ah ! ah ! frit à l’huile,
Frit au beurre et à l’oignon !

Après le repas, autour du foyer mourant, ils firent la causette en fumant la pipe ; puis les pêcheurs songèrent à réintégrer le poste français.

Ils cheminèrent lentement où ils avaient amarré leur radeau. La fraîcheur exquise du soir vivifiait, et les trois compagnons sentaient leurs poitrines se dilater à son contact bienfaisant…

Émery marchait en tête, muni de l’arme à feu, car une rencontre dangereuse, soit de bipède ou de quadrupède, pouvait se présenter.

Léon suivait ayant Frédéric sur ses talons.

Arrivés au bord de l’eau, Émery eut une exclamation de surprise : le radeau avait disparu !

— Nous ne l’avons pas attaché assez bien, peut-être ? dit Léon.

— C’est ça, dit Frédéric, et l’action du courant ou du remous aura délié la corde ou l’aura usé par un frottement soutenu…

— Ta ! ta ! ta ! dit Émery. C’est moi qui ai attaché le radeau, et je vous assure que j’avais bien fait mon ouvrage.

— Qu’est ceci ? remarqua Frédéric, ramassant à ses pieds un petit bout de corde.

— Le lien qui retenait capturé notre embarcation, dit Émery.

Il le prit et l’examina. Un instrument tranchant l’avait coupé net.

Les trois amis se regardaient l’un l’autre, stupéfaits.

Qui avait ainsi coupé la corde du radeau ?

Émery avait vite débattu un plan en sa cervelle féconde en ruses et stratagèmes.

— Mes vieux, dit-il, au moment où je vous parle, j’en parierais le plus beau de mes poissons, il y a une paire d’yeux, sinon plus, qui nous épient. L’on n’a pas envoyé notre embarcation à la dérive sans raison. Un intérêt réel existe pour cela, et nous devons tenter un effort pour le connaître… il y va peut-être de nos jours…

— Que veux-tu dire ? demanda Léon.

— Je ne sais pas encore quel danger nous devons appréhender, car danger il y a, répondit Émery, mais vous n’ignorez pas que, depuis quelque temps, les Tsonnontouans et certaines peaux-brûlées se conduisent avec insolence et profèrent des menaces contre le chantier du Griffon, disant qu’ils vont le détruire…

— Tes paroles sont vraies, dit Frédéric ; et tu en conclus ?

— J’en conclus pour le moment, qu’un motif existe de retarder notre rentrée au camp, et qu’il importe beaucoup que nous sachions ce que c’est…

— Que proposes-tu ? fit Léon.

— Écoutez bien !… voici mon idée !… Vouloir gagner la pointe nord de l’Île serait donner en plein dans un piège… deux ou trois hommes armés pourraient nous y tenir tranquilles sous le canon de leurs fusils, puis, nous garrotter… tandis que si vous voulez m’écouter, je crois qu’il sera possible de déjouer les plans de l’ennemi.

— Voyons donc, dit Frédéric.

— Je vais me diriger vers le sud, m’enfoncer sous bois le premier, continua Émery. À cinquante pas derrière moi viendra Léon ; et toi, Frédéric, muni du fusil, tu seras l’arrière garde !… tu nous suivras à reculons… si quelque chose de suspect se présente à tes regards vigilants, fais feu, et rejoins-nous à la hâte… Si l’un de nous est saisi inopinément, qu’il lance un « Sauvez-vous ! » avertisseur. Je crois, assurément, qu’il faut que nous soyons au corps de garde avant le jour !… un pressentiment me domine que nous et nos amis de la terre ferme sommes en grand danger !… Mon plan vous va-t-il ?

— Nous l’acceptons !

— Pars, dit ensuite Léon, à voix basse ; je te suis !

Les voilà partis dans l’ordre indiqué par Émery. Ils marchent avec précaution, se dissimulant autant que possible, passant vivement d’un arbre à un autre, se courbant derrière les buissons, les accidents de terrain, et, n’avançant qu’après avoir scruté du regard les entours immédiats… mais l’obscurité s’épaissit et les braves Français éprouvent une difficulté grandissante à se suivre à la distance convenue. Les ténèbres les forcent à se rapprocher un peu. Jusqu’à présent