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LE VIEUX CHEF DES MANDANES

— Je vais attendre ici que le médecin arrive, avant de me retirer. Je désire connaître exactement le sort de cet infortuné sauvage… S’il était possible de le ramener à la vie, j’en serais heureux ; je lui dois bien cela, car un jour il m’a rendu un fier service sur le lac Supérieur, et qui sait ?… peut-être est-ce grâce à lui si je suis de ce monde aujourd’hui.

Ému par le souvenir évoqué, le jeune homme s’approcha de la couche où l’ancien chef des Mandanes reposait presque sans vie, et il le contempla d’un œil attendri.

Puis, se tournant vers les personnes présentes, c’est-à-dire, son ami, Jacques, et l’aubergiste, il leur dit :

— Cet homme a la peau cuivrée, mais son cœur est loyal et sûr comme la lame d’une bonne épée… Il a toujours été l’ami des Français et nous a été d’une grande utilité dans nos voyages. Le cas auquel j’ai fait allusion tout à l’heure est celui-ci : En 1741, quand mon père rentra dans la colonie — nous étions un jour au cap Tonnerre, à l’entrée de la baie de ce nom, à la tête du lac Supérieur — nous revenions du poste Kaministiquia. C’était dans l’après-midi, deux ou trois heures avant le coucher du soleil. Mon père, mon frère, et tout le reste de notre monde, étaient allés, dans nos deux grands canots, tendre des lignes pour la nuit, dans la baie. Je restai au campement avec le Bison. Tout à coup, il me prit envie de faire un brin de pêche, à une dizaine de mètres du rivage, en face de notre halte. Je pris la petite embarcation qui restait inactive sur la grève et la poussai à l’eau, en m’y installant.

« Quand je me trouvai à distance convenable, ce qui se fit sans que j’eusse à me servir de pagaie, tant ma poussée, en embarquant, avait été bien donnée, je me livrai au plaisir de la pêche ; le poisson mordait bien, et je fus bientôt absorbé dans cet amusement.

« Le Bison ne s’occupa pas de moi, ayant autre chose à faire. C’est tout au plus, je crois, s’il m’accorda quelques regards lorsque j’embarquai dans le canot. Dans mon attention à ma pêche, je n’avais pas remarqué que mon léger esquif s’éloignait insensiblement du rivage et que le courant l’entraînait au large, mais aussi, cela ne devait pas me préoccuper, puisque je savais qu’il y avait au fond du canot un aviron. Quand enfin je m’aperçus que je dérivais, j’étais à une bonne distance du cap et je ne distinguais qu’à peine l’endroit de notre atterrissage.

« — Allons ! me dis-je, il est plus que temps de rentrer.

« Et je me baissai pour prendre l’aviron. Hélas ! la pagaie était brisée. En un instant, je vis toutes les conséquences de mon imprudence. Bientôt, je serais introuvable sur cette vaste nappe d’eau[1] ; le soleil s’abaissait déjà derrière la crête du cap Tonnerre, et quand il serait tout à fait disparu… le crépuscule, et puis l’obscurité… la nuit !… Le lendemain, où serai-je ?… Peut-être très loin sur le lac, perdu à la merci des barbares sauvages qui me rencontreraient et ne verraient en moi qu’une chevelure de plus pour orner le ouigouam

  1. Le lac Supérieur a 390 milles de long, 80 à 160 de large, et une profondeur de 40 à 90 pieds.