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YEUX NOIRS ET YEUX BLEUS

séduisant ; il est impossible alors de ne pas se rendre et de ne pas prodiguer nos plus douces et consolantes paroles.

— Fi donc !… les yeux noirs sont trop, ou coquets et malicieux, ou méchants et impérieux. C’est comme un bois aux sombres profondeurs ; celui qui s’y risque ne sait jamais comment il en sortira, soit avec heur ou malheur. Mais les yeux bleus, c’est ce coin du ciel, cette note gaie dans la nature qui nous fait trouver plus joli, le chemin que nous parcourons.

— Tous mes compliments, mon cher ami ; la charmeuse au regard tendre qui a le don de te plaire compte en toi un vaillant défenseur…

— Ce n’est pas que cela, Pierre, dit Joseph avec une pointe de malice. Comprends ! dans mes voyages j’ai tant vu d’yeux noirs que je ne puis les trouver beaux, quoique à vrai dire, presque chaque fois, leur propriétaire était… une sauvagesse… Les seuls beaux yeux noirs que j’aie vus depuis mon retour de l’ouest, sont… le devines-tu ?… ceux de Mlle de la Périère !

— Vilain gouailleur !… mais, mon pauvre Joseph, voilà que ton cœur va battre plus allègrement, parce que tu as rencontré une jeune fille dont la figure te plaît… et toi qui dois repartir bientôt, avec M. de Varennes, à la découverte de la mer de l’ouest ! Qui sait si tu reviendras de ce lointain et périlleux voyage ?…

— Tu as bien raison, mais, je t’en prie, ne m’attriste pas avec de telles pensées. J’aurai bien le loisir de songer à cela sous peu… D’ailleurs, Pierre, il faut que je parte, et maintenant encore plus qu’hier… Tu connais l’état de notre fortune… À découvrir des pays nouveaux pour le roi, nous n’avons recueilli que des dettes. Eh bien ! malgré cela, mon père n’est pas découragé, et quoique les années lui pèsent un peu plus sur les épaules, il est tout joyeux actuellement, parce que le gouverneur lui confie une autre expédition au Nord-Ouest. Moi, je ne suis ici que pour aider à mon père dans cette entreprise. Il m’a fait venir du fort Saint-Charles, où j’étais, seulement que pour cela.

— Et tu attends beaucoup de cette nouvelle excursion ?

— Oui, cette fois-ci, nous comptons en recevoir plus de profit qu’en nos voyages antérieurs.

En parlant de la sorte, les deux hommes, tournant au coin de la rue Saint-Paul, avaient remonté la rue Saint-Charles et passé devant la résidence de M. de la Jonquière ; un peu plus loin, au haut de la côte, ils se trouvaient en face de l’église et de la maison des Jésuites. Ils tournèrent à gauche et s’en allèrent par la rue Notre-Dame, toujours précédés de Baptiste et de Jacques, leurs domestiques, qui, eux aussi, causaient amicalement.

On avait passé, du même pas régulier, à gauche, les rues Saint-Vincent, Saint-Gabriel et Saint-Jean-Baptiste, et à droite les rues Saint-Gabriel et Saint-Lambert. La rue Saint-Gabriel était la seule dans cette partie de Montréal, qui coupait la rue Notre-Dame en deux.

À quelques pas au-delà de la rue Saint-Lambert, un cri d’horreur, échappé à Baptiste et à Jacques, arrêta tout à coup la conversation de MM. de la Vérendrye et de Noyelles.