Page:Rozier - Cours d’agriculture, 1781, tome 1.djvu/191

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les avantages que le cultivateur prudent & aisé doit en retirer.

Ce n’est pas assez d’avoir le juste nécessaire, dit Balthazar Gracien ; il faut tenir en réserve le double de ce que l’on prévoit devoir consommer ; & dans les années favorables, mettre de côté pour subvenir aux années de disette.

Si les prairies donnent une ample récolte de fourrage, & une quantité plus que suffisante pour nourrir les bestiaux de vos fermes, ne vendez point de fourrage, mais augmentez le nombre de vos chevaux, de vos bêtes à cornes, de vos troupeaux, & faites-le consommer dans vos granges. La vente des bestiaux, le bénéfice des engrais vous assureront un profit plus réel que n’aura été celui de la vente de l’herbe en nature. Le printems qui succédera peut être sec, ou des gelées tardives gâteront les prés : ayez donc toujours quelques meules en réserve ; & si cette seconde année la récolte est aussi avantageuse que la précédente, augmentez encore le nombre de vos bœufs, de vos chevaux, &c. Vos terres seront mieux travaillées, mieux engraissées, & par conséquent, pendant plusieurs saisons de suite, les grains seront plus multipliés. Avec des engrais, on est en droit d’attendre des prodiges, même des terres médiocres en valeur.

Le bled bien soigné dans les greniers, & souvent remué pour lui faire prendre l’air, ne s’y détériore pas comme le foin : ainsi conservez donc celui qui sera nécessaire pour votre provision de deux années & pour vos semences ; gardez le plus beau & le meilleur pour vous, vous en consommerez moins, & vos ouvriers mieux nourris, travailleront davantage. Propriétaires, ne perdez jamais de vue que l’année suivante sera peut-être une année de disette ; qu’une seule gelée venue à contre-tems, des pluies trop abondantes pendant la fleuraison du grain, un orage, une grêle détruiront dans un jour le fruit de vos pénibles & laborieux travaux. Quelle leçon utile ne donne pas cette alarmante perplexité !

On perd beaucoup lorsqu’on se hâte ou lorsqu’on est obligé de vendre son vin peu après la récolte dans les années d’abondance. Il gagne à vieillir dans les caves, son prix augmente en raison de son âge ; & comme, de toutes les récoltes, celle du vin est la plus casuelle, la plus susceptible de variation pour le prix, on est presqu’assuré, dans l’espace de cinq à six ans, de le voir doubler de valeur. Le seul propriétaire aisé peut faire ces réserves & ces spéculations. Elles supposent des caves immenses, & non des celliers, une abondante provision de vaisseaux vinaires, ou de foudres : enfin, une activité & une vigilance singulière dans le propriétaire. S’il ne voit & n’examine tout par lui-même ; s’il s’en rapporte à des sous-œuvres, à coup sûr il sera trompé. Le vin aigrira, poussera, & les sous-œuvres en rejetteront la faute sur la qualité du vin, & cependant elle ne doit être imputée qu’à leur seule négligence ou à leur maladresse. Il n’est pour voir que l’œil du maître, dit La Fontaine, & je répéterai souvent cet axiome dans le cours de cet ouvrage.