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grande quantité de barbeaux acharnés sur les corps sanglans et mutilés des Turcs et des chevaux tués dans les combats, et jetés pêle-mêle dans le Danube.

Avec des moyens de subsistance aussi multipliés, il n’est pas étonnant que les barbeaux prennent un prompt accroissement ; ils parviennent communément à un pied et demi de longueur ; mais il s’en trouve de deux ou trois pieds, et du poids de six, huit, douze, et jusqu’à quinze livres ; on prétend même que l’on en pèche en Angleterre qui ne pèsent pas moins de dix-huit livres. Une observation, dont notre économie peut tirer un parti avantageux, c’est que les barbeaux du Weser, qui acquièrent douze ou quinze livres de poids, beaucoup de graisse et un goût que l’on compare à celui des meilleurs saumons, doivent ces qualités au lin mis en rouissage dans ce fleuve, et dont les parties extractives les attirent en troupes ; ce qui fournit aux pécheurs l’occasion d’en prendre un grand nombre.

Cependant, le barbeau n’est en état de reproduire son espèce que vers la quatrième ou la cinquième année de son âge ; mais il conserve long-temps cette faculté, car sa vie est de longue durée. C’est vers le milieu du printemps que, dans nos climats, la femelle dépose ses œufs sur des pierres, et que le mâle les arrose de sa laite fécondante. Pour cet acte, sur lequel la nature a voulu que tous les êtres animés étendissent le voile du mystère, les mâles et les femelles remontent les fleuves et les rivières, choisissent les lieux où le courant a plus de force, et le fond une plus grande quantité de pierres. L’on peut juger de la fécondité de cette espèce par l’observation de M. Bloch, qui a compté dans une femelle de trois livres et demie, pêchée au mois d’avril, c’est-à-dire, peu de temps avant le frai, huit mille vingt cinq œufs, de la grosseur et de la couleur des grains de millet.

La différence des eaux, dans lesquelles les barbeaux vivent habituellement, en produit une très-sensible dans la qualité de leur chair ; ceux que l’on prend dans les eaux dormantes ou bourbeuses sont flasques et sans goût ; mais ceux que l’on tire des rivières qui coulent sur un fond rocailleux ont la chair plus ferme, plus délicate et plus savoureuse. Cependant on lui trouve assez généralement un peu de fadeur ; aussi a-t-elle toujours besoin d’être relevée par des assaisonnemens, tels que le vin, les épices, les câpres, etc. Dans quelques lieux de la France, on a coutume de faire cuire ces poissons au court-bouillon fait avec de l’eau ; et je me rappelle que, quand j’habitois les environs de Bourbonne-les-Bains, les étrangers habitués à la bonne chère, que leur santé amenoit aux bains de cette petite ville, ne cessoient de se plaindre de la cuisine de ce canton, d’où il ne sortoit que des barbeaux cuits à l’eau.

Au reste, la chair des barbeaux est blanche et appétissante : elle n’incommode point les estomacs délicats, lorsqu’elle n’est point trop chargée de graisse, comme cela arrive au printemps. Les petits poissons de cette espèce sont moins estimés que les gros, et ne peuvent guères se manger que frits : dans tous, les parties préférées par les gourmets sont la tête, les lèvres très-charnues, et le milieu du corps moins rempli d’arêtes que le reste. Ils cuisent fort vite, et leur peau, qui est mince et délicate, s’enlèveroit aisément, si on ne les préparoit avec quelque attention.

Il est d’usage de rejeter les œufs de barbeau, comme un mets très-malfaisant et même vénéneux. Mais ces propriétés funestes ne paraissent pas constatées ; elles ont même été reconnues pour fausses en plusieurs occasions. M. Bloch,