Page:Ruskin - Les Pierres de Venise.djvu/85

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pression d'une Venise bâtie au milieu de l'océan. Le rôle du Lido est cependant marqué par les nombreux pilotis indiquant les canaux profonds dont les replis souillés ondulent au loin, semblables aux dos tachetés des serpents de mer, et par le brillant clapotement des vagues crispées par le vent qui les fait se briser contre l'immuable muraille de la mer.

Le spectacle est tout autre à la marée basse : une différence de 18 ou 20 pouces d'eau suffit pour faire apparaître la terre de tous côtés dans la lagune, et, lorsque le reflux est complet, on voit la ville s'élever au milieu d'une plaine d'algues vertes, sauf là où les plus larges branches de la Brenta et des torrents qui la grossissent roulent vers le port du Lido. Les gondoles et les barques de pêche rejoignent cette plaine salée par de tortueux canaux qui n'ont guère plus de 4 à 5 pieds de profondeur et qui sont si souvent remplis de vase que les lourdes quilles des bateaux en sillonnent le fond d'ornières entre-croisées qu'on distingue au travers de l'eau. Chaque coup d'aviron y imprime sa marque ou se laisse accrocher par les herbes marines qui frangent la rive, la barque penchant à droite ou à gauche sous le dernier effort de la marée épuisée. Ce spectacle est oppressant, même aujourd'hui où chaque morceau de terrain surélevé garde quelque fragment d'une construction jadis belle ; mais si le voyageur veut se représenter ce qui fut, qu'il suive, vers le soir, un canal peu fréquenté jusqu'au milieu de la mélancolique plaine ; qu'il se remémore, par un effort d'imagination, l'éclat de la grande cité qu'il aperçoit dans le lointain, les villes et les tours des îles voisines, et qu'il attende que la lumière et la chaleur du soleil s'éteignent sur les eaux, que se perde dans la nuit le noir rivage désert, dépourvu de routes et de bien-être, plongé dans une sombre langueur au milieu de l'effrayant