Page:Ségur - Témoignages et souvenirs.djvu/24

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des trappistes. Les frères vinrent se ranger à leur place, le père abbé fit une prière, et tous s’assirent en silence. Chaque religieux avait devant lui un couvert de bois, une assiette en faïence grossière, un pot de cidre, un gros morceau de pain bis et une sorte d’écuelle en étain remplie de légumes assaisonnés à l’eau et au sel. Le père abbé fut servi exactement comme les autres religieux, moi de même. Cette égalité absolue, cette simplicité austère, qu’on rencontre partout à la Trappe, me touchèrent vivement et me frappèrent de respect et d’admiration. Je trouvais ainsi au fond de ce monastère la réalisation de ces deux grands mots chrétiens l’égalité et la fraternité, dont le monde poursuit vainement la chimère.

Les bons frères, ne se doutant pas de mes réflexions, mangeaient silencieusement et de grand appétit : leurs portions étaient considérables, ce qui n’étonnera personne quand on saura qu’ils ne font, à vrai dire, qu’un seul repas par jour. Quant à moi, je pus à peine, en me forçant, avaler quelques bouchées du mets insipide qui m’était servi je ne fis jamais plus maigre chère, et, je le confesse, je me promis intérieurement qu’on ne m’y reprendrait plus. Et cependant n’avais-je pas besoin de faire pénitence autant et plus que tous ces bons frères, dont cette nourriture sera la seule nourriture jusqu’à leur dernier jour ? Ô courageux soldats de Jésus-Christ ! priez pour nous, faibles chrétiens qui manquons de courage. Saints religieux, priez, priez pour les pauvres mondains.

Les trappistes ne mangent jamais de chair ni d’œufs, à moins de maladie. Ils ne boivent jamais de vin. Du cidre ou de l’eau, voilà leur seule boisson du pain, du riz, des légumes au sel, quelquefois du lait, voilà leur seule nourriture. Leur repas a lieu tantôt à midi, tantôt à deux heures, et plus tard encore en carême ; dans les