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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/120

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CONSOLATION À MARCIA.


I. Si je ne vous savais, Marcia, aussi éloignée de la pusillanimité de votre sexe, que de tout autre défaut, si l’on n’admirait votre caractère comme un modèle des mœurs antiques, je n’oserais m’opposer à une douleur comme la vôtre, quand je vois des hommes même s’attacher à la leur et la couver avec amour ; je ne me serais pas flatté dans un moment si défavorable, près d’un juge si prévenu, sur un grief si révoltant, de réussir à vous faire absoudre la fortune. J’ai été rassuré par votre vigueur d’âme bien connue et par la grande épreuve où s’est fait voir votre courage. On n’ignore pas quel fut votre dévouement à la personne d’un père, pour lequel votre tendresse fit les mêmes vœux que pour, vos enfants, sauf de le voir vous survivre, et ce vœu même, peut-être l’avez-vous formé. Car une grande affection se permet sur quelques points de contredire la commune raison. Quand votre père, A. Cremutius Cordus, voulut mourir, vous combattîtes de toutes vos forces son projet. Dès qu’il vous eut prouvé que c’était l’unique moyen d’échapper aux satellites de Séjan et à la servitude, sans approuver sa détermination, vous y prêtâtes une adhésion forcée et vos larmes coulèrent, en public, il est vrai, vous étouffâtes vos gémissements, mais ce ne fut pas sous un front joyeux, et cela dans un siècle où un grand effort de piété filiale était de ne pas se montrer dénaturé[1]. Mais à la première occasion, et sitôt que les temps changèrent, le génie de votre père, vainqueur des flammes qu’il[2] avait subies, fut par vous rendu au public ; vous l’avez vraiment racheté du trépas, en réintégrant dans les bibliothèques

  1. J'ai rétabli la leçon vulgaire : nihil impie facere. Lemaire : pie, sens forcé.
  2. Voir Sénèque le père, Controv., I. V. Préface.