Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/110

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quand par tes subtiles conclusions tu as cru le persuader. Ces finesses déroutent sans nuire, comme les tours d’un escamoteur avec ses gobelets et ses jetons, dont l’illusion fait tout le charme : le procédé une fois compris, adieu le plaisir. J’en dis autant de nos pièges de mots : car de quel autre nom appeler des sophismes sans danger pour qui les ignore, inutiles à qui les possède ? Veux-tu à toute force des équivoques de langage à éclaircir, démontre-nous que l’homme heureux n’est pas celui que le monde nomme ainsi, et chez lequel l’or afflue en abondance, mais celui qui a tous ses trésors dans son âme, qui, fier et magnanime, foule aux pieds ce qu’admirent les autres, qui ne voit personne contre qui il se veuille changer ; qui ne prise dans l’homme que ce qui lui mérite le nom d’homme ; qui, prenant la nature pour guide et ses lois pour règles, vit comme elle l’ordonne ; qu’aucune force ne dépouille de ses biens ; qui convertit en biens ses maux ; ferme dans ses desseins, inébranlable, intrépide ; qui peut être ému par la violence, mais non jeté hors de son assiette ; enfin que la Fortune, en lui dardant de toute sa force ses traits les plus terribles, effleure à peine sans le blesser, et n’effleure que rarement. Car ses traits ordinaires, si foudroyants pour le reste des hommes, ne sont pour lui qu’une grêle sautillante, qui lancée sur les toits sans incommoder ceux qui sont dessous, fait entendre un vain cliquetis et se fond aussitôt. Pourquoi me tenir si longtemps sur cet argument que toi-même tu nommes le menteur9, et sur lequel on a composé tant de livres ? Voici que la vie tout entière est pour moi un mensonge : démasque-la, subtil philosophe, ramène-la au vrai. Elle juge nécessaire ce qui en grande partie est superflu10, ou qui, sans être superflu, n’est d’aucune importance réelle pour assurer et compléter le bonheur. Car il ne s’ensuit pas qu’une chose soit un bien dès qu’elle est nécessaire ; et l’on prostitue ce nom si on le donne au pain, à la bouillie, à tout ce qui pour vivre est indispensable. Ce qui est bien est, par le fait, nécessaire ; ce qui est nécessaire n’est pas toujours un bien, attendu que certaines choses nécessaires sont en même temps très-viles. Nul n’ignore à ce point la dignité de ce qui est bien, qu’il le ravale à tels objets d’une éphémère utilité. Eh ! pourquoi ne pas consacrer plutôt tes soins à démontrer à tous quel temps précieux on perd à chercher le superflu, et que d’hommes traversent la vie en courant après les moyens de vivre ? Passe en revue les individus, considère les masses : personne qui n’ait chaque jour