Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/227

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voir qu’on peut surmonter la maladie ou du moins la supporter. Ah ! crois-moi, même chez l’homme gisant dans son lit il y a place pour le courage. Ce n’est pas seulement dans le choc des armes et dans la mêlée que l’on juge une âme énergique, indomptable à toute espèce d’effroi : même sur sa couche l’homme de cœur se révèle. Tu as ton œuvre à faire : lutte bravement contre le mal ; s’il ne t’arrache rien de force ou de surprise, tu donnes un noble exemple aux hommes. Oh ! que de gloire à recueillir de la maladie, si nous y étions en spectacle ! Sois à toi-même ton spectateur, ton admirateur.

Mais poursuivons : il est deux sortes de voluptés. Celles du corps, la maladie les suspend sans en tarir la source, ou, pour dire vrai, en la ravivant. On boit avec plus de plaisir quand on a soif, et l’affamé trouve les mets bien plus savoureux : toute jouissance qui suit la privation est plus avidement saisie. Mais les voluptés de l’âme, plus grandes et plus certaines, nul médecin ne les défend au malade : quiconque les recherche et les goûte avec intelligence dédaigne tout ce qui chatouille les sens. Que je te plains d’être malade ! Tu ne bois plus ton vin à la neige ; tu ne renouvelles plus la fraîcheur de ton breuvage en laissant tomber dans ta large coupe des morceaux de glace ; l’huître du Lucrin ne s’ouvre plus pour toi sur ta table même ; des valets d’office ne s’agitent plus en foule autour de tes convives, apportant les fourneaux82 mêmes avec les plats. Car tel est le procédé que vient d’inventer la mollesse : de peur qu’un mets ne tiédisse et ne soit pas assez brûlant pour des palais[1] que rien ne réveille plus, le festin entre avec la cuisine. Que je te plains d’être malade ! Tu ne mangeras que ce que tu pourras digérer ; tu n’auras pas, étalé sous tes yeux, un sanglier83 renvoyé ensuite comme viande trop grossière ; tu n’entasseras pas en pyramide sur un bassin des poitrines d’oiseaux, car l’oiseau entier rebute à voir. Où est pour toi le mal ? Tu mangeras en malade, disons mieux, comme doit manger souvent l’homme sain.

Mais nous supporterons tout cela sans peine, et la tisane et l’eau chaude, et tout ce qui semble intolérable à notre délicatesse énervée par le luxe, à nos âmes plus maladives que nos corps, pourvu qu’à nos yeux la mort cesse d’être un objet d’horreur. Elle cessera de l’être si la limite des biens et des maux nous est connue : alors enfin ni dégoût de la vie ni

  1. Voy. Lettre XCV et Quest. nat., IV, XII.