Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/230

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œuvre, prennent une physionomie nouvelle ; ce n’est point là mettre la main sur le bien d’autrui ; car ils sont du domaine public, et les jurisconsultes nient que le domaine public s’acquière par usucapion. Si je te connais bien, l’Etna te fait déjà, comme on dit, venir l’eau à la bouche. Tu brûles d’enfanter quelque œuvre grandiose et digne de tes devanciers. Ta modestie ne te permet pas d’espérer plus : elle est telle, que tu enchaînerais toi-même, je crois, l’essor de ton génie, si tu risquais de vaincre tes modèles, tant tu as pour eux de vénération !

Entre autres avantages la sagesse a celui-ci, que ses poursuivants ne peuvent se dépasser les uns les autres qu’en gravissant vers elle ; arrivés au sommet, tout est égal : plus d’avancement possible, c’est le point d’arrêt. Le soleil peut-il gagner quelque chose en grandeur, la lune excéder les dimensions ordinaires de son disque ? Les mers ne s’accroissent point ; le monde conserve la même forme et les mêmes limites. Tout ce qui a rempli ses proportions naturelles ne peut plus grandir. Tous ceux qui auront atteint la sagesse seront égaux, seront pairs entre eux ; chacun d’eux aura ses qualités à lui : tel sera plus affable ou plus alerte, ou parlera plus facilement, plus éloquemment que tel autre ; mais le point essentiel, mais ce qui fait le bonheur sera égal chez tous. Que ton Etna puisse s’affaisser et crouler sur lui-même ; que cette gigantesque cime, qui frappe les regards de si loin en mer, soit minée continuellement par l’action du feu, c’est ce que j’ignore ; mais la vertu, ni flamme, ni écroulement ne la feront tomber au-dessous d’elle-même. C’est la seule grandeur qui ne connaisse point d’abaissement, qu’on ne puisse ni porter au-delà, ni refouler en arrière. Elle est, comme les corps célestes, invariable dans sa hauteur. Efforçons-nous de nous élever jusqu’à elle. Nous avons déjà fait beaucoup ; ou, pour dire mieux et plus vrai, nous avons fait trop peu. Car ce n’est pas être bon que de valoir mieux que les plus mauvais. Se vante-t-il d’avoir de bons yeux celui qui est en doute s’il fait jour, et pour qui le soleil ne luit qu’à travers un brouillard ? Il a beau parfois se trouver heureux d’avoir échappé à la cécité, il ne jouit pas encore du bienfait de la lumière. Notre âme aura lieu de se féliciter, lorsqu’affranchie des ténèbres où elle se débat elle pourra, non plus entrevoir d’indécises lueurs, mais se pénétrer toute du grand jour, lorsque, rendue au ciel sa patrie, elle retrouvera la place qu’elle occupait déjà quand le sort la fit naître. Là-haut l’appelle sa naissance : elle y sera, même avant de quitter cette