Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/245

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morts n’ont plus à s’épouvanter de rien, une autre crainte vient nous saisir : l’homme n’a pas moins peur de n’être nulle part que d’être chez les Mânes. Ayant à combattre ces chimères dont l’offusque un préjugé invétéré, comment la mort soufferte avec courage ne lui serait-elle pas glorieuse comme l’un des actes les plus grands de l’humanité ? L’homme ne s’élèvera jamais à la vertu, s’il pense que la mort est un mal ; il s’y élèvera, s’il la juge indifférente. Il n’est pas dans la nature que l’on se dévoue de grand cœur à ce qu’on croit un mal ; on s’y portera lentement et avec hésitation : or est-il rien de glorieux dans ce qu’on fait de mauvais gré, en marchandant ? La vertu ne fait rien par contrainte. Ajoutons que rien d’honnête ne s’accomplit, si l’âme ne s’y consacre et n’y intervient tout entière, si quelqu’une de ses facultés y répugne. Mais qu’on se résigne à un mal par crainte de plus grands maux, ou dans l’espérance de biens tels que leur conquête vaille bien un seul mal à souffrir et à dévorer, il y a dissidence entre les sentiments qui font agir : l’un commande de mener à fin l’entreprise ; l’autre nous rentraîne en arrière et veut fuir l’objet suspect et dangereux : deux tendances contraires nous partagent. Et dès lors, plus de gloire ; car la vertu exécute sans arrière-pensée ce qu’elle a résolu ; elle ne s’effraye point de ses actes.

Sans céder au malheur, marche avec plus d’audace
Où le sort te permet…[1].


Marcheras-tu avec plus d’audace, si tu crois au malheur ? Bannis cette croyance de ton âme : autrement tu hésites, ton élan est arrêté par la méfiance, tu es poussé de force où tu devrais te précipiter.

Nos stoïciens veulent qu’on tienne pour juste l’argumentation de Zénon, pour insidieuse et fausse celle qu’on y oppose. Moi je ne ramène point la question aux lois de la dialectique, ni à ces nœuds que tresse l’art le plus insipide : il faut proscrire, selon moi, tout cet attirail interrogatif par lequel l’adversaire, qui se sent circonvenu, est amené à confesser et à répondre le contraire de ce qu’il pense. Défendons la vérité par des armes plus franches ; combattons la peur plus virilement. Ce que l’on embarrasse d’arguties, je voudrais le démêler et le développer de manière à persuader les hommes, non à leur donner

  1. Énéide, VI, 95.