Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/261

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d’un homme hors de sens de ne pas avoir peur du mal, plus on sera sage, plus cette peur sera forte. » À votre sens, l’homme courageux se jettera donc au-devant des dangers ? « Point du tout. Il ne les craindra pas, mais il les évitera : la prudence lui sied, si la crainte ne lui sied point. » Eh quoi ! la mort, les fers, les brasiers, tous les traits de la Fortune ne l’effrayeront pas ? « Non : il sait que ce ne sont point des maux, mais des semblants de maux ; il voit dans tout cela des épouvantails. Représente-lui la captivité, les fouets sanglants, les chaînes, l’indigence et ces membres que déchirent la maladie ou les cruautés des hommes, évoque d’autres fléaux encore, il les comptera parmi les terreurs paniques. C’est aux peureux à en avoir peur. Regardes-tu comme mal ce à quoi l’homme doit souvent se porter de lui-même ? »

Tu demandes : Qu’est-ce que le mal ? C’est de céder à ce qu’on appelle maux, et de livrer lâchement cette indépendance pour laquelle il faut tout souffrir. C’en est fait de l’indépendance, si on ne brave les vaines menaces qui nous imposent leur joug. On ne mettrait pas en problème ce qui convient à l’homme courageux, si l’on savait ce que c’est que courage. Ce n’est point témérité irréfléchie ni amour des périls, ni manie de rechercher ce que tous redoutent ; c’est la science de distinguer ce qui est mal et ce qui ne l’est pas. Le courage n’excelle pas moins à se protéger lui-même qu’à supporter ces choses qui ont une fausse apparence de maux. « Mais enfin, si le fer est levé sur la tête de l’homme courageux ou va creusant tour à tour telle et telle partie de son corps ; s’il voit rouler sur ses genoux ses entrailles ; si par intervalles, pour qu’il sente mieux ses tortures, on revient à la charge ; si de ses viscères, de ses plaies ressuyées on tire encore de nouveau sang10, n’éprouve-t-il, dis-moi, ni crainte ni douleur ? » Il souffre sans doute, car le plus grand courage ne dépouille point la sensation physique ; mais il ne craint pas, il n’est pas vaincu, il regarde d’en haut ses souffrances. Veux-tu savoir quel esprit l’anime ? Celui d’un ami exhortant son ami malade.

« Ce qui est un mal est nuisible ; ce qui nuit fait que l’homme vaut moins : ni la douleur, ni la pauvreté n’altèrent ses mérites ; donc elles ne sont point des maux. » Cette proposition, nous dit-on, est fausse ; car il y a telle chose qui peut nuire à l’homme sans qu’il en vaille moins. La tempête et les mauvais temps nuisent au pilote, et ne lui ôtent rien de son talent.