Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/265

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qu’une fois prise[1], baignait ses membres fatigués de rustiques travaux : car tels étaient ses exercices, et, comme faisaient nos aïeux, il domptait le sol de ses propres mains. Il habita sous ce toit grossier, ce vil pavé portait le héros. Qui consentirait de nos jours à se baigner si mesquinement ? On s’estime pauvre et misérablement logé, si les murs de nos bains ne resplendissent d’astragales dont l’ampleur égale la richesse ; si les marbres numides, pour trancher de couleurs, ne s’incrustent dans ceux d’Alexandrie ; si des festons de mosaïque, prodiges de travail et rivaux de la peinture, ne serpentent tout autour ; si le verre ne lambrisse les plafonds ; si la pierre de Thasos[2], jadis la rare curiosité de quelque temple, ne revêt ces piscines où nous plongeons nos corps desséchés par d’excessives transpirations, et si des bouches d’argent n’y vomissent l’onde à grands flots. Et je ne parle encore que de bains plébéiens : si je décrivais ceux de nos affranchis ! Que de statues, que de colonnes qui ne soutiennent rien13, qu’ils dressent là comme décor, par besoin de dépense ! Quelles masses d’eaux tombant en cascades avec fracas ! Nous voilà blasés à tel point que nos pieds ne veulent plus fouler que des pierres précieuses. Il y a dans ce bain de Scipion de faibles jours, fentes plutôt que fenêtres, pratiqués dans la pierre du mur pour recevoir la clarté sans nuire aux fortifications. Aujourd’hui on appelle nid de cloportes un bain qui n’est point disposé de telle façon que de vastes fenêtres y admettent le soleil à toute heure du jour, que l’on puisse tout ensemble et se laver et se brunir la peau, et que de sa baignoire on découvre au loin la campagne et les mers. Aussi des édifices qui attiraient le concours et l’admiration de tous le jour de leur dédicace, sont rejetés au rang des antiquités à mesure que le luxe trouve par de nouveaux moyens à s’éclipser lui-même. Jadis les bains publics étaient rares, et nul embellissement ne les ornait : à quoi bon orner ce qui coûtait d’entrée le quart d’un as[3], ce que l’on créait pour l’utilité, non pour l’agrément ? L’eau ne montait point du fond des bassins et ne se renouvelait pas sans cesse comme le courant d’une source thermale : on n’attachait pas tant de prix au degré de transparence d’une eau où le corps allait déposer ses souillures. Mais, ô dieux ! quel plaisir n’est-ce pas d’entrer

  1. Par les gaulois.
  2. Sorte de marbre veiné.
  3. À peu près un centime et demi