Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/319

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me prescrire et la façon de marcher et où je dois étendre la main. Ainsi encore, si quelque nuage aveugle mon âme et s’oppose à ce qu’elle discerne l’ordre de ses devoirs, que me fait l’homme qui me dit : « Tu vivras de telle sorte avec ton père, de telle autre avec ta femme ? » Vos préceptes n’avancent à rien, tant que l’erreur offusque mon esprit ; dissipez-la, je verrai clairement ce que chaque devoir exige de moi. Sinon, vous enseignez au malade ce que l’homme sain doit faire, vous ne lui rendez pas la santé. Vous enseignez au pauvre le rôle du riche. Comment le remplira-t-il s’il reste dans sa pauvreté ? Vous apprenez à celui qui a faim ce qu’il doit faire en tant que rassasié ; cette faim qui lui ronge les moelles, ôtez-la lui d’abord. Je vous dis de même pour tous les vices : c’est d’eux qu’il faut débarrasser l’homme, au lieu de recommander ce qui, avec eux, est impraticable. Si vous ne dissipez les préjugés qui nous travaillent, ni l’avare ne comprendra comment il faut user de l’argent, ni le poltron comment mépriser les périls. Il faut faire bien comprendre à l’un que l’argent n’est ni un bien ni un mal, et lui montrer des riches très-misérables ; il faut convaincre l’autre que tout ce que redoute la multitude n’est pas si à craindre que la renommée le crie en tous lieux, fût-ce même la douleur ou la mort. Que dans la mort, cette loi qu’il faut subir, il y a cette grande consolation qu’elle ne nous visite pas deux fois ; que dans la douleur on aura pour remède ce courage obstiné qui rend plus léger ce qu’on supporte avec énergie ; que la douleur a cela de bon qu’elle ne peut être extrême quand elle dure, ni durer quand elle est extrême ; qu’il faut accepter avec constance tout ce que nous imposent les nécessités d’ici-bas. Lorsqu’avec ces principes vous aurez amené l’homme en présence de sa condition, et qu’il aura reconnu que la vie heureuse n’est point une vie selon la volupté, mais selon la nature ; qu’il aura affectionné dans la vertu l’unique bien de l’homme et fui la turpitude comme l’unique mal ; que tout le reste, richesse, honneurs, santé, force, puissance seront à ses yeux dessillés choses indifférentes qui ne doivent compter ni dans les biens ni dans les maux, il n’aura que faire de ces moniteurs de détails pour lui dire : « Marchez ou mangez de telle sorte ; ceci convient à l’homme, ceci à la femme, ceci au mari, ceci au célibataire. » Les plus ardents donneurs de ces conseils n’ont pas eux-mêmes la force de les suivre. Le pédagogue les prodigue à l’enfant, l’aïeule au petit-fils, et le plus colère des précepteurs démontre qu’il ne se faut point mettre en colère.