Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/329

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ciété ? La société les lui donne. À corrompre les autres on se corrompt soi-même ; on apprend le mal, ensuite on l’enseigne, et on arrive à ce comble de dépravation qui concentre dans un seul cœur la science perverse de tous. Ayons donc quelque surveillant[1] qui par intervalles pique notre apathie, ferme notre oreille aux rumeurs de l’opinion et proteste quand le public ne fait que louer. Car on se trompe si l’on croit que nos vices naissent avec nous : ils nous sont survenus, on nous les inculque. Que de fréquents avertissements repoussent donc les cris étourdissants qui résonnent autour de nous. La nature ne nous prédispose pour aucun vice45 : elle nous a engendrés purs et libres de souillures ; rien qui pût irriter notre cupidité ne fut mis par elle sous nos yeux ; elle a enfoncé sous nos pieds l’or et l’argent ; elle nous a donné à fouler et à écraser tout ce pour quoi l’on nous foule et l’on nous écrase. Elle a élevé nos fronts vers le ciel ; tous ses magnifiques et merveilleux ouvrages, elle a voulu les mettre à portée de nos regards ; le lever, le coucher des étoiles, la rapide révolution des cieux qui le jour nous découvre les scènes terrestres et la nuit celles du firmament ; la marche des astres, tardive si on la compare à celle du monde céleste, des plus promptes si l’on songe aux immenses cercles qu’ils parcourent avec une vitesse qui ne s’interrompt jamais ; les éclipses du soleil et de la lune placés en opposition réciproque ; puis d’autres phénomènes dignes d’admiration, soit qu’ils se succèdent régulièrement, soit qu’ils jaillissent déterminés par des causes subites, comme de nocturnes traînées de feux, des éclairs qui déchirent le ciel sans bruit et sans tonnerre, des colonnes, des poutres ardentes, des flammes sous tant d’autres formes. La nature a ainsi réglé ce qui devait se passer au-dessus de nos têtes ; mais l’or et l’argent, mais le fer qui à cause d’eux ne reste jamais en paix, comme pour prouver qu’il y a péril à nous les livrer elle les a tenus cachés. Nous seuls avons arraché et produit à la lumière ce qui devait nous mettre aux prises ; c’est nous qui, bouleversant de pesantes masses de terres, avons exhumé les motifs et les instruments de nos dangers, nous qui, armant la Fortune des fléaux dont elle nous frappe, n’avons pas honte de mettre au plus haut rang ce qui gisait aux dernières profondeurs du sol. Veux-tu savoir quel faux éclat a déçu tes yeux ? Rien de plus sale, de moins brillant que ces métaux tant qu’ils restent ensevelis et noyés dans

  1. Voy. Lettres VII et XII.