Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/357

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et n’ai point cru devoir traiter mollement un homme plus digne de réprimande que de consolation. Pour une âme abattue et qui supporte impatiemment une blessure profonde, il faut quelque peu d’indulgence : qu’elle se rassasie de son deuil ou exhale du moins ses premiers transports. Mais ceux qui pleurent de parti pris, qu’on les gourmande sur-le-champ, et qu’ils apprennent combien, même dans les larmes, il y a d’inconséquences.

« Tu attends, lui disais-je, des consolations : tu recevras des reproches. Quoi ! tant de faiblesse pour la mort d’un fils ! Que ferais-tu, si tu perdais un ami ? Il t’est mort un fils de douteuse espérance, du tout premier âge : ce sont bien peu de jours perdus. On se cherche partout des motifs d’affliction ; sans motifs même, on veut se plaindre de la Fortune, comme si elle ne devait pas nous en fournir de légitimes. Mais, en vérité, tu me semblais avoir déjà assez de constance contre des malheurs réels, pour ne pas en manquer devant ces fantômes de malheurs dont on ne gémit que pour suivre l’usage. Tu ferais la plus grande des pertes, celle d’un ami, que tu devrais encore plutôt te réjouir de l’avoir possédé que t’attrister de ne l’avoir plus. Mais personne presque ne porte en compte toutes les avances qu’il a reçues, tous les plaisirs qu’il a goûtés. La douleur, entre autres misères, a cela de particulier qu’elle est infructueuse, disons plus, qu’elle est ingrate. Eh quoi ! de ce que tu n’as plus ce précieux ami, votre œuvre est-elle perdue ? Ces longues années, cette fusion intime de deux existences, cette étroite fraternité d’études, n’ont-elles rien produit ? Enterres-tu ton amitié avec ton ami ? Et pourquoi gémir de l’avoir perdu, si sa possession t’a été stérile ? Crois-moi, le sort a beau nous enlever ceux que nous aimons, la plus grande partie d’eux-mêmes demeure avec nous. Il est à nous le temps qui n’est plus, et rien n’est en lieu plus sûr que ce qui a été. Nos prétentions sur l’avenir nous rendent ingrats envers les biens qui précédèrent, comme si l’avenir, en admettant qu’il nous réussisse, ne devait pas bien vite se perdre dans le passé. C’est apprécier étroitement les choses que d’enfermer ses joies dans le présent : et l’avenir et le passé ont leurs charmes ; l’un a l’espérance, l’autre le souvenir. Mais le premier, encore en suspens, peut ne point arriver ; le second ne peut pas ne point avoir été. Quelle folie est-ce donc de se laisser déchoir de la plus sûre des possessions[1] ? Savourons en esprit nos jouissances épui-

  1. Voy. Lettre XCVIII, et Consolation à Polybe, XXIX, XXX.