Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/422

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rait-on pas, comme à l’apparition d’une divinité, frappé d’extase, immobile ; ne la prierait-on pas du fond de l’âme de se laisser voir impunément40 ? Puis, grâce à la bienveillance empreinte sur ses traits, ne s’enhardirait-on pas à l’adorer, à la supplier ; et, après avoir longtemps contemplé cette élévation, cette grandeur si fort au-dessus de ce qu’on voit parmi nous, ce regard d’une étrange douceur, et néanmoins brillant d’un feu si vif, alors enfin, comme notre Virgile, ne s’écrierait-on pas dans un religieux enthousiasme :

Ô vierge ! de quel nom faut-il que je t’appelle ?
Car tes traits ni ta voix ne sont d’une mortelle :
Qui que tu sois, du moins prends pitié de nos maux[1]!


On obtient d’elle aide et pitié quand on sait l’honorer. Or, ce ne sont ni les gras taureaux et leurs chairs sanglantes, ni les offrandes d’or et d’argent, ni les tributs versés au trésor d’un temple qui l’honorent, c’est la droiture et la pureté d’intention41.

Non, je le répète, il n’est point de cœur qui ne s’embrasât d’amour pour elle, si elle daignait se manifester à nous : car aujourd’hui, jouets de mille prestiges, nos yeux sont fascinés par trop de clinquant ou noyés dans trop de ténèbres. Toutefois, de même qu’au moyen de certains remèdes on se rend la vue plus perçante et plus nette, si nous voulions écarter tout obstacle des yeux de notre esprit, nous pourrions découvrir cette vertu, même enfouie dans cette prison du corps, sous les lambeaux de l’indigence, à travers l’abjection et l’opprobre42. Et nous la verrions dans toute sa beauté, bien que sous les plus vils dehors. D’autre part aussi nous pénétrerions la souillure et la misère des âmes qu’a paralysées le vice, malgré l’éblouissante pompe des richesses qui rayonneraient autour d’elles, malgré les honneurs et les grands pouvoirs dont le faux éclat frapperait nos sens. Alors nous pourrions comprendre combien est méprisable ce que nous admirons, en vrais enfants pour qui le moindre hochet a tant de prix. Car ils préfèrent à leurs parents, à leurs frères, des colliers achetés avec une pièce de menu cuivre. « Entre eux et nous, dit Ariston, quelle est la différence ? Que ce sont des tableaux, des statues qui nous passionnent ; que nos folies coûtent plus cher. » Un enfant trouve sur le rivage des cailloux polis et offrant quelque bigarrure, le voilà heureux : nous le sommes, nous, des veines de

  1. Énéide, I, 326.