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QUESTIONS NATURELLES.

les montagnes ébranlées de leur choc, des fleuves qui fuiront ensuite sourdement par des fissures. Tout sol ne rendra que de l’eau ; du sommet des montagnes jailliront des sources ; et de même que la corruption s’étend à des chairs saines, et que les parties voisines d’un ulcère finissent par s’ulcérer, de proche en proche les terres en dissolution feront tout dissoudre autour d’elles ; l’eau sortira par filets, par courants ; et, des rochers entr’ouverts de toutes parts, des torrents courront dans les mers et, de toutes, n’en feront qu’une seule, il n’y aura plus d’Adriatique, de détroit de Sicile, de Charybde, de Scylla ; la nouvelle mer noiera toute cette mythologie ; et l’Océan, aujourd’hui limite et ceinture du monde, en occupera le centre. Que dirai-je enfin ? L’hiver envahira les mois consacrés aux autres saisons ; l’été se verra exclu, et les astres qui dessèchent la terre perdront leur active chaleur. Elles périront toutes, ces dénominations de mer Caspienne et de mer Rouge, de golfe d’Ambracie et de Crète, de Pont et de Propontide : toute distinction périra. Alors sera confondu ce plan de la nature qui faisait du globe diverses parties. Ni remparts ni tours ne protégeront plus personne ; les temples ne sauveront pas leurs suppliants ; les hautes citadelles seront impuissantes ; l’onde, qui devancera les fuyards, les balayera de leurs créneaux. Elle fondra par masses de l’occident ; elle fondra de l’orient ; un seul jour ensevelira le genre humain. Tout ce que la Fortune a mis tant de temps et de complaisance à édifier, tout ce qu’elle a fait de supérieur au reste du monde, tout ce qu’il y a de plus fameux et de plus beau, grandes nations, grands royaumes, elle abîmera tout.

XXX. Rien, je le répète, n’est difficile à la nature, quand surtout ce sont choses primitivement décrétées par elle, et que ce n’est pas brusquement qu’elle s’y porte, mais après maint avertissement. Dès le premier jour du monde, quand, pour former l’ordre actuel, tout se dégageait de l’informe chaos, l’époque de la submersion du globe fut fixée ; et afin que la tâche ne fût pas trop difficile pour les mers, si elle était toute nouvelle, elles y préludent depuis longtemps. Ne vois-tu pas comme le flot heurte le rivage et semble prêt à le franchir ? Ne vois-tu pas la marée passer au delà de ses limites, et mener l’Océan à la conquête du monde ? Ne vois tu pas cette guerre incessante des eaux contre leurs barrières ? Mais pourquoi tant redouter ces irruptions bruyantes, et cette mer, et ces débordements de fleuves si impétueux ? Où la nature n’a-t-elle point