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À LUCILIUS

qui, fort de son seul courage de soldat, se punit lui-même d’avoir manqué son entreprise14. Il regarde sa main se fondre au brasier de Porsenna, et il tient ferme, et il ne retire ces os dépouillés et cette chair fluide que quand le réchaud lui est enlevé par l’ennemi. Il eût pu agir dans ce camp avec plus de bonheur, non avec plus d’héroïsme. Vois combien le courage est plus ardent à voler au-devant des épreuves que la barbarie à les lui imposer. Il fut plus aisé à Porsenna de pardonner à Mucius son projet homicide qu’à Mucius de se pardonner son insuccès.

« On est rebattu, vas-tu dire, dans toutes les écoles de ces histoires-là. Puis quand viendra l’article du mépris de la mort, tu nous raconteras Caton. » Et pourquoi ne raconterais-je pas la dernière veillée du grand homme lisant le livre de Platon, son épée sous son chevet, double ressource dont il s’était muni pour les cas extrêmes ? l’une lui donnait la volonté, l’autre le moyen de mourir. Donc ayant mis aux affaires de la République tout l’ordre qu’on peut mettre à des débris et à des ruines, il crut ne devoir laisser à personne la faculté de tuer Caton ou l’honneur de le sauver, et, tirant cette épée qu’il avait jusqu’à ce jour conservée pure de sang humain, il s’écria : « Tu n’as rien gagné, ô Fortune, à traverser toutes mes entreprises ; jusqu’ici ce n’est pas pour mon indépendance, c’est pour celle de tous que j’ai combattu. Ce que j’ai voulu si opiniâtrement, ce n’était pas de me rendre libre, mais de vivre au milieu d’hommes libres : maintenant que le salut du monde est désespéré, Caton va assurer le sien. » Et il pesa de tout son corps sur la pointe meurtrière. La plaie bandée par les médecins, il a perdu de son sang et de ses forces, mais point de son courage ; ce n’est plus à César seul, c’est à lui-même qu’il en veut ; il plonge ses mains désarmées dans sa blessure, et son âme généreuse, impatiente de tout despotisme, il ne la fait pas sortir, il la jette dehors.

Je n’entasse point ici les exemples comme exercice d’imagination, mais pour t’aguerrir contre ce qui paraît le plus terrible à l’homme. Plus aisément réussirai-je, si je te montre que les gens de cœur ne sont pas les seuls qui subirent avec indifférence cette crise où s’exhale notre dernier souffle ; que des hommes d’ailleurs pusillanimes ont égalé en cela les plus intrépides. Témoin le beau-père de Pompée, Scipion, qui, rejeté sur l’Afrique par un vent contraire, et voyant son navire au pouvoir de l’ennemi, se perça de part en part avec son épée, et à