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A LUCILIUS. — XCII.

est indigne d’attirer un regard. Quel est le privilège de la vertu ? C’est de n’avoir aucun besoin de l’avenir et de ne point calculer le nombre de ses jours : dans la vie la plus courte, elle jouit complètement des biens éternels.

Ces maximes nous paraissent paradoxales, exagérées, au-dessus de l’humanité ; c’est que nous mesurons sa dignité d’après notre faiblesse ; c’est que nous donnons à nos vices le nom de vertu. Eh quoi ! n’est-il donc pas également incroyable d’entendre un homme, livré aux plus cruels tourments, dire : « Je suis heureux ? » Cette parole cependant est sortie de l’école même de la volupté. « Je suis très-heureux en ce jour, le dernier de mes jours : » c’est ce que disait Épicure, tourmenté tout à la fois par une rétention d’urine et par un incurable ulcère aux entrailles. Pourquoi donc trouvera-t-on ces sentiments exagérés en nous, sectateurs de la vertu, puisqu’on les rencontre aussi chez ceux à qui la volupté commande en esclaves ? Ces hommes dégradés et dont l’âme estplacée si bas, conviennent que dans les plus grandes peines, dansles plus grandes calamités, le sage ne sera ni heureux, ni malheureux. Ettoutefois cette proposition ne laisse pas d’être incroyable : elle est même plus qu’incroyable ; car je ne vois pas comment, débusquée du sommet, la vertu ne sera pas poussée jusqu’au fond. Elle doit rendre l’homme heureux, ou, chassée de cette position, elle ne l’empêcherapas de devenir malheureux : tant qu’elle tiendra bon, elle ne saurait être vaincue ; il faut qu’elle soit vaincue ou qu’elle triomphe.— « Les dieux immortels, dit-on, possèdent seuls la vertu et le bonheur ; nous n’avons de ces biens que l’ombre et l’image ; nous en approchons sans y at-