Page:Sénèque - Tragédies, trad. Greslou, 1834, t. 1.pdf/299

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taines, jouir des dons de cette mère bienfaisante de tous les hommes ? Moi, le parricide, l’incestueux, le maudit, j’ose toucher cette main pure ? je ne crains pas d’avoir encore l’oreille ouverte aux sons, quand je puis entendre les noms de père et de fils ? Plût au ciel que ma main pût fermer ces conduits par où la voix passe, et cette route étroite qui s’ouvre aux paroles pour aller jusqu’à l’âme ! Plût au ciel, ô ma fille ! il y a long-temps que ton malheureux père se serait ôté ce moyen de sentir ta présence, toi dont la vie est un de mes crimes. C’est par là que mes forfaits reviennent sur mon cœur et s’y attachent. Mes oreilles me rendent tous les maux dont mes yeux m’avaient délivrés. Pourquoi ne pas précipiter dans les ténèbres infernales cette tête déjà surchargée de ténèbres ? pourquoi retenir plus long-temps mon ombre sous le soleil ? pourquoi charger la terre ? pourquoi errer ainsi parmi les vivans ? je n’ai plus aucun malheur à craindre. Royaume, parens, enfans, vertu même, et noble puissance d’un génie pénétrant, j’ai tout perdu. La fortune cruelle ne m’a rien laissé. Il me restait des larmes, elle me les a même enlevées. Cesse tes prières, ô ma fille, mon âme ne peut s’y laisser fléchir ; je cherche un nouveau supplice égal à mes forfaits, où pourrai-je le trouver ? Dès l’enfance je fus condamné à mourir. Quel homme a subi jamais d’aussi tristes destinées ? Je n’avais pas vu le jour, je n’avais pas brisé les liens qui me retenaient dans le sein de la femme, et déjà l’on me craignait. On a vu des enfans mourir au moment de leur naissance, et trouver l’ombre de la mort au seuil de la vie : mais moi, la mort n’a pas même attendu ma