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NOTES D’UNE FRONDEUSE

à la charge de personne. Cinq ans se passèrent ainsi.

C’est alors que le père Naas commit son « crime » : l’action vilaine, honteuse, coupable, qui vaut à ce grognard d’être traité de Prussien ; et d’avoir été jeté, voici trois ans, hors de France comme un espion, ce dévoué Français !

Il distribua des bulletins boulangistes !

Le fit-il pour gagner quarante sous ? C’est probable. Le fit-il parce que son sang de troupier, amoureux du panache, l’y poussait ? C’est possible. En tout cas, soit pour une raison, soit pour une autre, c’était son droit.

Cependant, tandis qu’on relaxait simplement, le lendemain, ses camarades arrêtés (gardés seulement le temps d’entraver la propagande), lui, on le chassait au delà de la frontière, avec défense de jamais rentrer.

Voilà trois ans qu’il rôde le long de la patrie, frôlant l’ourlet de sa robe — l’ourlet blanc et noir des limites — de ses mains qui, de plus en plus, tremblent et s’affaiblissent ; implorant, suppliant qu’on le laisse aller mourir près des siens, qu’on ne le laisse pas crever en territoire ennemi !

Nul n’a pitié de lui, nul ne le défend… que Maurice Barrès à qui il écrivait, il y a quelques jours : « Je voudrais tant dire adieu à mes enfants ! Je suis ici sans aucune ressource et dans la plus grande misère… »

Il n’était pas Boulanger, il n’était pas Rochefort, il n’était pas Dillon, cet obscur retraité, ce donneur de prospectus électoraux — pourquoi appliquer à cet humble le grandiose châtiment des chefs ?

Il y a là, entre le délit et la peine, une disproportion qui choque le bon sens, une cruauté qui crève le cœur !