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NOTES D’UNE FRONDEUSE

Il croit que c’est arrivé ; écrit vite à sa famille que madame d’Uzès tient table ouverte, chaque soir, pour tous les écrivains de la capitale. Et les parents, au fond de leur trou, sont émerveillés, et épouvantés… si cette grande dame allait détourner Yves, Fritz, ou Marius ! Ils ont vu la Tour de Nesles !

Dans les quarante-huit heures, le débutant, un peu déniaisé, sait à quoi s’en tenir ; mais, malin, il ne détrompe pas ses père et mère, trouvant préférable qu’au pays on lui suppose de belles relations.

Donc, c’est « chez la Duchesse », dans la salle du premier étage, où les publicistes se retrouvent plus volontiers, que je rencontrai, ou mieux, que je vis Denis. J’étais en compagnie de Vallès ; lui, était avec Joanny Cusset, le fils du grand imprimeur ex-conseiller municipal.

Le Cri du Peuple, sombré dans la défaite de la Commune, venait de reparaître, après douze ans d’éclipse ; et c’est justement dans l’ancien hôtel Colbert qu’il s’élaborait, moralement, matériellement, sortant vivant, en lourdes liasses, sur la tête des porteurs.

Cusset était donc un ami ; et, même en dehors des relations commerciales, Vallès l’estimait tout particulièrement. Cependant, il ne lui fit pas signe ; prit son air le plus revêche, sa mine la plus hargneuse — tandis que, par un contraste dont il ne fut jamais le maître, quand son impression était contraire à l’attitude qu’il s’imposait, ses yeux continuaient de rire, lumineux et bons.

C’est que, derrière Cusset, une silhouette bien étrange se profilait. Était-ce un Lapon, était-ce un Scythe, sous cette toque de fourrure hérissée, hirsute, faisant corps avec la barbe, les cheveux ? La cape, fièrement rejetée sur l’épaule, était d’Espagne, mais les