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SUR MADAME DE SÉVIGNÉ.


Niquée. Avec son grand sens et cet esprit de fine observation, qui la faisait profiter du spectacle pour en amuser sa fille dans ses lettres, elle savait, à travers les inévitables satisfactions de l’amour-propre et les faiblesses d’un amour maternel qu’on flattait, voir au naturel l’iniqua corte[1].

De tout ce qu’elle voyait, de tout ce qu’elle entendait raconter dans ce monde qui la mettait si au courant de toutes choses, elle composait ce journal infiniment varié, ce journal immortel qu’elle envoyait en Provence. Car malgré la grande place que l’expression de sa tendresse et la préoccupation des intérêts de la maison de Grignan tiennent dans ses lettres à sa fille, sa vive imagination, son esprit curieux, sa passion de narrer, le plaisir qu’elle trouvait à causer librement avec sa plus chère correspondante de tout ce qui l’occupait, l’entraînaient à bien d’autres sujets. Elle donnait à sa fille « le dessus de tous ses paniers, c’est-à-dire la fleur de son esprit, de sa tête, de ses yeux, de sa plume, de son écritoire[2]. » C’était pour elle, qu’elle allait butinant toutes les nouvelles de l’armée et de la cour, les plus sérieuses qu’elle racontait avec une éloquence à faire pâlir l’histoire, les plus frivoles qu’elle débitait avec une grâce piquante, toutes les anecdotes qui faisaient l’entretien du jour, et qui devenaient sous sa plume d’inimitables peintures. Quand elle craignait de n’en pas savoir assez, elle laissait là la lettre commencée, et faisait un tour de ville, pour voir si elle n’apprendrait rien qui pût divertir madame de Grignan[3]. Toutes ces charmantes causeries, elle les appelait ses lanternes. Ces lanternes sont devenues pour la postérité de véritables Mémoires sur quelques années du dix-septième siècle, écrits, pour ainsi dire, à chaque heure, avec toute la fraîcheur de la première impression. À moins de vouloir parcourir avec elle cette immense galerie de tableaux, où presque tout un règne est peint, il y a là toute une partie très-considérable de ses lettres qui échappe à l’analyse, et dont ne peuvent rien tirer ceux qui racontent sa vie. Ils doivent laisser le lecteur chercher ce plaisir et cette instruction à leur source même.

  1. Lettre à madame de Grignan 29 juillet 1676.
  2. Lettre du 1er décembre 1675.
  3. Lettre du 10 juillet 1676.