Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/111

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

enfin, sur le pardon que Sa Majesté lui promit, il avoua qu’il faisait ce métier depuis longtemps ; on dit même que cela se répandra plus loin, car il y a plusieurs maisons où il fournissait de ces bonnes cartes rangées. Le roi a eu beaucoup de peine à se résoudre à déshonorer un homme de la qualité de S ; mais voyant

que depuis deux mois tous ceux qui jouaient avec lui étaient ruinés, Sa Majesté a cru qu’il y allait de sa conscience à faire éclater cette friponnerie. S... savait si bien le jeu des autres, que toujours il faisait va-tout sur la dame de pique, parce que tous les piques étaient dans les autres jeux. Le roi perdait toujours à trente-un de trèfle, et disait : Le trèfle ne gagne point contre le pique en ce pays-ci. S.... avait donné trente pistoles aux valets de chambre de madame de la Vallière, pour leur faire jeter dans la rivière toutes les cartes qu’ils avaient, sous prétexte qu’elles n’étaient point bonnes, et avait introduit son cartier. Celui qui le conduisait dans cette belle vie s’appelle Pradier, et s’est éclipsé aussitôt que le roi défendit à S.... de se trouver devant lui. S.... aurait dû, s’il avait été innocent, se mettre en prison, et demander qu’on lui fit son procès ; mais il na pas pris ce chemin, et a trouvé celui du Languedoc plus sûr : bien des gens lui conseillaient celui de la Trappe, après un malheur comme celui-là. Voilà de quoi on parle uniquement.

Madame d’Humières[1] m’a chargée de mille amitiés pour vous ; elle s’en va à Lille, où elle sera honorée, comme vous l’êtes à Aix. Le maréchal de Bellefonds, par un pur sentiment de piété, s’est accommodé avec ses créanciers ; il leur a cédé le fonds de son bien, et donné plus de la moitié du revenu de sa charge[2], pour achever de payer les arrérages. Cette exécution est belle, et fait bien voir que ses voyages à la Trappe ne sont pas inutiles. J’allai voir l’autre jour cette duchesse de Ventadour ; elle était belle comme un ange. Madame la duchesse de Nevers y vint coiffée à faire rire : il faut m’en croire, car vous savez comme j’aime la mode excessive. La Martin[3] l’avait brétaudêe par plaisir comme un patron de mode : elle avait donc tous les cheveux coupés sur la tête, et frisés naturellement et par cent papillotes qui lui font souffrir mort passion toute la nuit. Cela fait une petite tête de chou ronde, sans que rien

  1. Louise-Antoinette-Thérèse de la Châtre, maréchale d’Humières.
  2. De premier maître d’hôtel du roi.
  3. Fameuse coiffeuse de ce temps-là.