Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/150

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pourriez même quelquefois venir dîner ici, et retourner souper avec M. de Grignan, ou souper ici à cause de la promenade, où je serais bien aise de vous avoir ; et, le lendemain, vous arriveriez assez tôt pour être à la messe dans votre tribune.

Mon fils est à Paris ; il y sera peu : la cour est de retour, il ne faut pas qu’il se montre. C’est une perte qui me paraît bien considérable que celle de M. le duc d’Anjou[1]. Madame de Villars[2] m’écrit assez souvent, et me parle toujours de vous : elle est tendre, et sait bien aimer ; cela me donne de l’amitié pour elle ; elle me prie de vous dire mille douceurs de sa part. La petite Saint-Géran m’écrit des pieds de mouche que je ne saurais lire ; je lui réponds des rudesses et des injures qui la divertissent : cette méchante plaisanterie n’est point encore usée ; quand elle le sera, je ne dirai plus rien, car je m’ennuierais fort d’un autre style avec elle.

Nous lisons toujours le Tasse avec plaisir : je suis assurée que vous le souffririez, si vous étiez en tiers : il y a une grande différence entre lire un livre toute seule, ou avec des gens qui relèvent les beaux endroits et qui réveillent l’attention. Cette morale de Nicole est admirable, et Cléopâtre va son train, mais sans empressement, et aux heures perdues : c’est ordinairement sur cette lecture que je m’endors ; le caractère m’en plaît beaucoup plus que le style. Pour les sentiments, j’avoue qu’ils me plaisent, et qu’ils sont d’une perfection qui remplit mon idée sur la belle âme. Vous savez aussi que je ne hais pas les grands coups d’épée, tellement que voilà qui est bien, pourvu que l’on m’en garde le secret.

Mademoiselle du Plessis nous honore souvent de sa présence : elle disait hier à table qu’en basse Bretagne on faisait une chère admirable, et qu’aux noces de sa belle-sœur on avait mangé pour un jour douze cents pièces de rôti : nous demeurâmes tous comme

  1. Philippe, second fils de Louis XIV, mort le 10 juillet 1671.
  2. C’était la sœur du maréchal de Bellefonds, et la mère de celui qui sauva la France à Denain. Elle avait beaucoup d’esprit, et cet esprit était malin et plaisant. Son mari avait servi de second à M. de Nemours, dans ce duel Jameux où M. de Beaufort le tua. Le prince de Conti ayant quitté le petit collet, fit le singulier projet, pour établir sa réputation, de se battre contre le duc d’York, depuis Jacques II, qui était alors en France. Ce fut M. de Villars qu’il choisit pour second, dans la vue de donner plus d’éclat à ce combat, qui pourtant ne se lit pas. M. de Villars, quoique pauvre et sans naissance, réussit à la cour, à la guerre, dans les ambassades, près des femmes, près des princes, et cela en conservant l’estime générale.