Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/181

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Je ne crois pas que je le quitte cet hiver, tant je serai ravie de parler de vous avec un homme qui vous a vue et admirée de si près. Pour Adhémar, puisqu’il est méchant, je le chasserai ; il est vrai qu’il a un régiment, et qu’il entrera par force. On me mande que ce régiment est une distinction agréable ; mais n’est-ce point aussi une ruine ? Ce que je trouve de bon, c’est que le roi se soit souvenu du chevalier de Grignan, en absence ; plût à Dieu qu’il se souvînt aussi de son aîné, puisqu’il va bien jusqu’en Suède chercher de fidèles serviteurs. On dit que M. de Pomponne fait sa charge comme s’il n’avait jamais fait autre chose ; personne ne s’y est trompé.

J’aime le coadjuteur de m’aimer encore. Adhémar, chevalier, approchez- vous, que je vous embrasse ; je suis attachée à ces Grignans. Il s’en faut bien que le livre de M. Nicole fasse en moi d’aussi beaux effets qu’en M. de Grignan ; j’ai des liens de tous côtés, mais surtout j’en ai un qui est dans la moelle de mes os ; et que fera là-dessus M. Nicole ? Mon Dieu, que je sais bien l’admirer ! mais que je suis loin de cette bienheureuse indifférence qu’il nous veut inspirer ! Conservez-vous, ma fille, si vous m’aimez. Je sens de la tristesse de voir tous vos visages de Paris vous quitter l’un après l’autre ; il est vrai que vous avez votre mari, qui est aussi un visage de Paris. Ma fille, il ne faut point se laisser oublier dans ce payslà, il faut que je vous ramène ; je vous en ferai demeurer d’accord.


73. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 4 novembre 1671.

Ah ! ma fille, il y a aujourd’hui deux ans qu’il se passa une étrang8 scène à Livry[1], et que mon cœur fut dans une terrible presse : mais il faut passer légèrement sur de tels souvenirs. Il y a de certaines pensées qui égratignent la tête. Parlons un peu de M. Nicole, il y a longtemps que nous n’en avons rien dit. Je trouve votre réflexion fort bonne et fort juste sur l’indifférence qu’il veut que nous ayons pour l’approbation ou l’improbation du prochain. Je crois, comme vous, qu’il faut un peu de grâce, et que la philosophie seule ne suffit pas. Il nous met à si haut prix la paix et l’union avec le prochain, et nous conseille de l’acquérir aux dépens de tant de choses, qu’il n’y a pas moyen après cela d’être indifférente sur ce que le monde pense de nous. Devinez ce que je fais, je recommence ce traité ; je voudrais bien en faire un bouillon et l’avaler.

  1. Il s’agit de la fausse couche de madame de Grignan.