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ma très-chère et très-aimable ; je crains bien qu’aimant la solitude comme vous faites, vous ne vous creusiez les yeux et l’esprit à force de rêver.


92. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi au soir, 9 mars 1672.

Ne me parlez plus de mes lettres, ma fille ; je viens d’en recevoir une de vous qui enlève, tout aimable, toute brillante, toute pleine de pensées, toute pleine de tendresse : c’est un style juste et court, qui chemine et qui plaît au souverain degré, même sans vous aimer comme je fais. Je vous le dirais plus souvent, sans que je crains[1] d’être fade ; mais je suis toujours ravie de vos lettres sans vous le dire : madame de Coulanges l’est aussi de quelques endroits que je lui fais voir, et qu’il est impossible de lire toute seule. Il y a un petit air de dimanche gras répandu sur cette lettre, qui la rend d’un goût nonpareil.

Il y avait longtemps que vous étiez abîmée : j’en étais toute triste ; mais le jeu de l’oie vous a renouvelée, comme il l’a été par les Grecs : je voudrais bien que vous n’eussiez joué qu’à l’oie, et que vous n’eussiez point perdu tant d’argent. Un malheur continuel pique et offense ; on hait d’être houspillé parla fortune ; cet avantage que les autres ont sur nous blesse et déplaît, quoique ce ne soit point dans une occasion d’importance. Nicole dit si bien cela ! enfin j’en hais la fortune, et me voilà bien persuadée qu’elle est aveugle de vous traiter comme elle fait ; si elle n’était que borgne, vous ne seriez point si malheureuse.

Vous me demandez les symptômes de cet amour[2] : c’est premièrement une négative vive et prévenante ; c’est un air outré d’indifférence qui prouve le contraire ; c’est le témoignage des gens qui voient de près, soutenu de la voix publique ; c’est une suspension de tout ce mouvement de la machine ronde ; c’est un relâchement de tous les soins ordinaires, pour vaquer à un seul ; c’est une satire perpétuelle contre les vieilles gens amoureux ; vraiment il faudrait être bien fou, bien insensé : quoi, une jeune femme ! voilà une bonne pratique pour moi ; cela me conviendrait fort ; j’aimerais mieux m’être rompu les deux bras. Et à cela on répond intérieurement : Et oui, tout cela est vrai ; mais vous ne laissez

  1. Ancienne locution ; on dirait maintenant sans que je craigne.
  2. L’amour de d’Hacqueville pour une fille du maréchal de Gramont.