Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/249

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air une idée de guerre, de romans, d’embarquement, d’aventures, de chaînes, de fers, d’esclaves, de servitude, de captivité ; moi qui aime les romans, je suis transportée. M. de Marseille vint hier au soir ; nous dînons chez lui ; c’est l’affaire des deux doigts de la main. Il fait aujourd’hui un temps abominable, j’en suis triste ; nous ne verrons ni mer, ni galères, ni port. Je demande pardon à Aix, mais Marseille est bien plus joli, et plus peuplé que Paris à proportion ; il y a cent mille âmes au moins : de vous dire combien il y en a de belles, c’est ce que je n’ai pas le loisir de compter ; l’air en gros y est un peu scélérat ; et parmi tout cela je voudrais être avec vous. Je n’aime aucun lieu sans vous, et moins la Provence qu’un autre ; c’est un vol que je regretterai. Remerciez Dieu d’avoir plus de courage que moi, mais ne vous moquez pas de mes faiblesses ni de mes chaines.


109. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Lambesc, mardi 20 décembre 1672, à
dix heures du matin.

Quand on compte sans la Providence, il faut très-souvent compter deux fois. J’étais tout habillée à huit heures, j’avais pris mon café, entendu la messe, tous les adieux faits, le bardot chargé ; les sonnettes des mulets me faisaient souvenir qu’il fallait monter en litière ; ma chambre était pleine de monde ; on me priait de ne point partir, parce que depuis plusieurs jours il pleut beaucoup, et depuis hier continuellement, et même dans ce moment plus qu’à l’ordinaire. Je résistais hardiment à tous ces discours, faisant honneur à la résolution que j’avais prise et à tout ce que je vous mandai hier parla poste, en assurant que j’arriverais jeudi, lorsque tout d’un coup M. de Grignan, en robe de chambre d’omelette, m’a parlé si sérieusement de la témérité de mon entreprise, disant que mon muletier ne suivrait pas ma litière, que mes mulets tomberaient dans les fossés, que mes gens seraient mouillés et hors d’état de me secourir, qu’en un moment j’ai changé d’avis, et j’ai cédé entièrement à ses sages remontrances. Ainsi, ma fille, coffres qu’on rapporte, mulets qu’on dételle, filles et laquais qui se sèchent pour avoir seulement traversé la cour, et messager que l’on vous envoie, connaissant vos bontés et vos inquiétudes, et voulant aussi apaiser les miennes, parce que je suis en peine de votre santé, et que cet homme ou reviendra nous en apporter des