Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/251

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je sais ce que votre absence m’a fait souffrir ; je serai encore plus à plaindre, parce que je me suis fait imprudemment une habitude nécessaire de vous voir. Il me semble que je ne vous ai point assez embrassée en partant ; qu’avais-je à ménager ? Je ne vous ai point assez dit combien je suis contente de votre tendresse ; je ne vous ai point assez recommandée à M. de Grignan ; je ne l’ai point assez remercié de toutes ses politesses et de toute l’amitié qu’il a pour moi ; j’en attendrai les effets sur tous les chapitres : il y en a ou il a plus d’intérêt que moi, quoique j’en sois plus touchée que lui. Je suis déjà dévorée de curiosité ; je n’espère de consolation que de vos lettres, qui me feront encore bien soupirer. En un mot, ma fille, je ne vis que pour vous : Dieu me fasse la grâce de l’aimer quelque jour comme je. vous aime ! Je songe aux Pichons ; je suis toute pétrie des Grignans ; je tiens partout. Jamais un voyage n’a été si triste que le nôtre ; nous ne disons pas un mot. Adieu, ma chère enfant, aimez-moi toujours : hélas ! nous revoilà dans les lettres. Assurez M. l’archevêque de mon respect très-tendre, et embrassez le coadjuteur ; je vous recommande à lui. Nous avons encore dîné à vos dépens. Voilà M. de Saint-Géniez qui vient me consoler. Ma fille, plaignez-moi de vous avoir quittée.


111. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Bourbilly, lundi 16 octobre J673.

Enfin, ma chère fille, j’arrive présentement dans le vieux château de mes pères. Voici où ils ont triomphé, suivant la mode de ce temps-là. Je trouve mes belles prairies, ma petite rivière, mes magnifiques bois et mon beau moulin, à la même place où je les avais laissés. Il y a eu ici de plus honnêtes gens que moi ; et cependant, au sortir de Grignan, après vous avoir quittée, je m’y meurs de tristesse. Je pleurerais présentement de tout mon cœur, si je m’en voulais croire ; mais je m’en détourne, suivant vos conseils. Je vous ai vue ici ; Bussy y était, qui nous empêchait fort de nous y ennuyer. Voilà où vous m’appelâtes marâtre d’un si bon ton. On a élagué des arbres devant cette porte, ce qui fait une allée fort agréable. Tout crève ici de blé, et de Caron pas un mot[1], c’est-à-dire pas un sou. Il pleut à verse : je suis désaccoutumée de ces continuels orages, j’en suis en colère. M. de Guitaut est à Époisses : il envoie tous les jours ici pour savoir quand j’ar

  1. Allusion au dialogue de Lucien intitulé Caron, ou le Contemplateur.