Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/287

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fit courir après, et sut ainsi cette terrible mort ; il s’évanouit ; on le ramena à Pontoise, où il a été deux jours sans manger, dans des pleurs et dans des cris continuels. Madame de Guénégaud et Cavoye l’ont été voir ; ils ne sont pas moins affligés que lui. Je viens de lui écrire un billet qui m’a paru bon : je lui dis par avance votre affliction, et par l’intérêt que vous prenez à ce qui le touche, et par l’admiration que vous aviez pour le héros. N’oubliez pas de lui écrire : il me paraît que vous écrivez très-bien sur toutes sortes de sujets : pour celui-ci, il n’y a qu’à laisser aller sa plume. On paraît fort touché dans Paris de cette grande mort. Nous attendons avec transissement le courrier d’Allemagne ; Montecucutli, qui s’en allait, sera bien revenu sur ses pas, et prétendra bien profiter de cette conjoncture. On dit que les soldats faisaient des cris qui s’entendaient de deux lieues ; nulle considération ne les pouvait retenir ; ils criaient qu’on les menât au combat ; qu’ils voulaient venger la mort de leur père, de leur général, de leur protecteur, de leur défenseur ; qu’avec lui ils ne craignaient rien, mais qu’ils vengeraient bien sa mort ; qu’on les laissât faire, qu’ils étaient furieux, et qu’on les menât au combat. Ceci est d’un gentilhomme qui était à M. de Turenne, et qui est venu parler au roi ; il a toujours été baigné de larmes en racontant ce que je vous dis, et les détails de la mort de son maître. M. de Turenne reçut le coup au travers du corps ; vous pouvez penser s’il tomba de cheval et s’il mourut ! cependant le reste des esprits fit qu’il se traîna la longueur d’un pas, et que même il serra la main par convulsion ; et puis on jeta un manteau sur son corps. Ce Boisguyot (c’est ce gentilhomme) ne le quitta point qu’on ne l’eût porté sans bruit dans la plus prochaine maison. M. de Lorges était à près d’une demi-lieue delà ; jugez de son désespoir, c’est lui qui perd tout, et qui demeure chargé de l’armée et de tous les événements jusqu’à l’arrivée de M. le Prince, qui a vingt-deux jours de marche. Pour moi, je pense mille fois le jour au chevalier de Grignan, et je ne m’imagine pas qu’il puisse soutenir cette perte sans perdre la raison : tous ceux qu’aimait M. de Turenne sont fort à plaindre.

Le roi disait hier en parlant des huit nouveaux maréchaux : Si Gadagne avait eu patience, il serait du nombre ; mais il s’est retiré, il s’est impatienté, c’est bien fait. On dit que le comte d’Estrées cherche à vendre sa charge ; il est du nombre des désespérés de