Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/292

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Parlons un peu de M. de Turenne ; il y a longtemps que nous n’en avons parlé. JN’admirez-vous point que nous nous trouvions heureux d’avoir repassé le Rhin, et que ce qui aurait été un dégoût, s’il était au monde, nous paraisse une prospérité, parce que nous ne l’avons plus ? Voyez ce que fait la perte d’un seul homme. Écoutez, je vous prie, une chose qui est à mon sens fort belle : il me semble que je lis l’histoire romaine. Saint-Hilaire, lieutenant général de l’artillerie, fit donc arrêter M. de Turenne qui avait toujours galopé, pour lui faire voir une batterie ; c’était comme s’il eût dit : Monsieur, arrêtez-vous un peu, car c’est ici que vous devez être tué. Le coup de canon vient donc, et emporte le bras de Saint-Hilaire qui montrait cette batterie, et tue M. de Turenne : le fils de Saint-Hilaire se jette à son père, et se met à crier et à pleurer. Taisez-vous, mon enfant, lui dit-il ; voyez, en lui montrant M. de Turenne roide mort, voilà ce qu’il faut pleurer éternellement, voilà ce qui est irréparable. Et, sans faire nulle attention sur lui, se met à crier et à pleurer cette grande perte. M. de la Rochefoucauld pleure lui-même, en admirant la noblesse de ce sentiment.

Le gentilhomme de M. de Turenne, qui était retourné et qui est revenu, dit qu’il a vu faire des actions héroïques au chevalier de Grignan ; qu’il a été jusqu’à cinq fois à la charge, et que sa cavalerie a si bien repoussé les ennemis, que ce fut cette vigueur extraordinaire qui décida du combat. M. de Boufflers et le duc de Sault ont fort bien fait aussi ; mais surtout M. de Lorges, qui parut neveu du héros dans cette occasion. Je reviens au chevalier de Grignan, et j’admire qu’il n’ait pas été blessé, à se mêler comme il a fait, et à essuyer tant de fois le feu des ennemis. Le duc de Villeroi ne se peut consoler de M. de Turenne ; il écrit que la fortune ne peut plus lui faire de mal, après lui avoir fait celui de lui ôter le plaisir d’être aimé et estimé d’un tel homme ; il venait de rhabiller à ses dépens tout un régiment anglais, et l’on n’a trouvé que neuf cents francs dans sa cassette. Son corps est porté à Turenne : plusieurs de ses gens et même de ses amis l’ont suivi. M. le duc de Bouillon est revenu ; le chevalier de Coislin, parce qu’il est malade ; mais le chevalier de Vendôme, à la veille du combat : voilà sur quoi on crie ; et toute la beauté de madame de Lu(1res ne l’excuse point.