Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/305

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ront pas un pareil : je ne trouve pas qu’on soit tout à fait aveugle en celui-ci, au moins les gens que je vois : je crois que c’est se vanter d’être en bonne compagnie. Je viens de regarder mes dates ; il est certain que je vous ai écrit le vendredi 16 ; je vous avais écrit le mercredi 14, et le lundi 12. Il faut que Pacolet ou la bénédiction de Montélimart ait porté très-diaboliquement cette lettre ; examinez ce prodige. Mais disons encore un mot de M. de Turenne : voici ce qui me fut conté hier. Vous connaissez bien Pertuis[1], et son adoration et son attachement pour M. de Turenne ; dès qu’il eut appris sa mort, il écrivit au roi, et lui manda : « Sire, « j’ai perdu M. de Turenne ; je sens que mon esprit n’est point capable de soutenir ce malheur : ainsi, n’étant plus en état de servir Votre Majesté, je lui demande la permission de me démettre du gouvernement de Courtrai. » Le cardinal de Bouillon empêcha qu’on ne rendît cette lettre ; mais, craignant qu’il ne vînt lui-même, il dit au roi l’effet du désespoir de Pertuis. Le roi entra fort bien dans cette douleur, et dit au cardinal de Bouillon qu’il en estimait davantage Pertuis, et qu’il ne voulait pas que Pertuis songeât à se retirer, le croyant trop honnête homme pour ne pas toujours faire son devoir, en quelque état qu’il pût être. Voilà comme sont ceux qui regrettent ce héros. Au reste, il avait quarante mille livres de rente de partage ; et M. Boucherat a trouvé que, toutes ses dettes et ses legs payés, il ne lui restait que dix mille livres de rente ; c’est deux cent mille francs pour tous ses héritiers, pourvu que la chicane n’y mette pas le nez. Voilà comme il s’est enrichi en cinquante années de service. Adieu, ma chère enfant, je vous embrasse mille fois avec une tendresse qui ne peut se représenter.


139. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 6 septembre 1675.

Je vous regrette, ma chère enfant ; et cette rage de m’éloigner encore de vous, et de voir pour quelques jours notre commerce dégingandé, me donne une véritable tristesse. Pour achever l’agrément de mon voyage, Hélène ne vient pas avec moi ; j’ai tant tardé, qu’elle est dans son neuf ; j’ai Marie qui jette sa gourme, comme vous savez ; mais ne soyez point en peine de moi, je m’en vais un peu essayer de n’être pas servie si fort à ma mode, et d’être un peu dans la solitude ; j’aimerai à connaître la docilité de mon esprit,

  1. Il avait été capitaine des gardes de M. de Turenne.