285. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.
Me voici à Chaulnes[1], ma chère fille, et toujours triste de m’éloigner encorede vous. J’attends votre lettre vendredi : quelle tristesse de ne pouvoir plus recevoir règlement de vos nouvelles trois fois la semaine ! c’est justement cela que j’ai sur le cœur, et que j’appelais ma petite tristesse ; vraiment elle n’est pas petite, et je sentirai cette privation. Monsieur le chevalier m’écrivit de Versailles un petit adieu tout plein de tendresse ; j’en fus touchée, car il laisse ignorer assez cruellement la part qu’on a dans son estime ; et comme on la souhaite extrêmement, c’est une véritable joie dont il prive ses amis. Je le remerciai de son billet par un autre que je lui écrivis en partant : il me mandait que votre enfant ne serait point d’un certain détachement, parce qu’il n’était plus question de la chose qu’on avait dite : cela me soulagea fort le cœur : et comme il vous l’aura mandé, vous aurez respiré comme moi. Je ne comprends que trop toutes vos peines ; elles retournent sur moi, de sorte que je les sens de deux côtés.
Je partis donc jeudi, ma très-chère, avec madame de Chaulnes et madame de Rerman ; nous étions dans le meilleur carrosse, avec les meilleurs chevaux, la plus grande quantité d’équipages, de fourgons, de cavaliers, de commodités, de précautions que l’on puisse imaginer. Nous vînmes coucher à Pont (Saint-Maxence) dans une jolie petite hôtellerie, et le lendemain ici. Les chemins sont fort mauvais : mais cette maison est très-belle et d’un grand air, quoique démeublée, et les jardins négligés. À peine le vert veut-il montrer le nez ; pas un rossignol encore : enfin l’hiver le 17 d’avril. Mais il est aisé d’imaginer les beautés de ces promenades : tout est régulier et magnifique, un grand parterre en face, des boulingrins vis-à-vis des ailes ; un grand jet d’eau dans le parterre, deux dans les boulingrins, et un autre tout égaré dans le % milieu d’un pré, qui est admirablement bien nommé le Solitaire ; un beau pays, de beaux appartements, une vue agréable, quoique plate ; de beaux meubles que je n’ai point vus ; toutes sortes d’agréments et de commodités ; enfin une maison digne de tout ce que vous avez ouï dire en vers et en prose. Mais une duchesse si bonne et si aimable,
- ↑ Chaulnes, en Picardie, entre Roye et Péronne.