Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/598

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

285. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Chaulnes, dimanche n avril 1689.

Me voici à Chaulnes[1], ma chère fille, et toujours triste de m’éloigner encorede vous. J’attends votre lettre vendredi : quelle tristesse de ne pouvoir plus recevoir règlement de vos nouvelles trois fois la semaine ! c’est justement cela que j’ai sur le cœur, et que j’appelais ma petite tristesse ; vraiment elle n’est pas petite, et je sentirai cette privation. Monsieur le chevalier m’écrivit de Versailles un petit adieu tout plein de tendresse ; j’en fus touchée, car il laisse ignorer assez cruellement la part qu’on a dans son estime ; et comme on la souhaite extrêmement, c’est une véritable joie dont il prive ses amis. Je le remerciai de son billet par un autre que je lui écrivis en partant : il me mandait que votre enfant ne serait point d’un certain détachement, parce qu’il n’était plus question de la chose qu’on avait dite : cela me soulagea fort le cœur : et comme il vous l’aura mandé, vous aurez respiré comme moi. Je ne comprends que trop toutes vos peines ; elles retournent sur moi, de sorte que je les sens de deux côtés.

Je partis donc jeudi, ma très-chère, avec madame de Chaulnes et madame de Rerman ; nous étions dans le meilleur carrosse, avec les meilleurs chevaux, la plus grande quantité d’équipages, de fourgons, de cavaliers, de commodités, de précautions que l’on puisse imaginer. Nous vînmes coucher à Pont (Saint-Maxence) dans une jolie petite hôtellerie, et le lendemain ici. Les chemins sont fort mauvais : mais cette maison est très-belle et d’un grand air, quoique démeublée, et les jardins négligés. À peine le vert veut-il montrer le nez ; pas un rossignol encore : enfin l’hiver le 17 d’avril. Mais il est aisé d’imaginer les beautés de ces promenades : tout est régulier et magnifique, un grand parterre en face, des boulingrins vis-à-vis des ailes ; un grand jet d’eau dans le parterre, deux dans les boulingrins, et un autre tout égaré dans le % milieu d’un pré, qui est admirablement bien nommé le Solitaire ; un beau pays, de beaux appartements, une vue agréable, quoique plate ; de beaux meubles que je n’ai point vus ; toutes sortes d’agréments et de commodités ; enfin une maison digne de tout ce que vous avez ouï dire en vers et en prose. Mais une duchesse si bonne et si aimable,

  1. Chaulnes, en Picardie, entre Roye et Péronne.