Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/638

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Bon Dieu ! qui croirait qu’une telle personne eût été capable de s’oublier elle-même au point que vous avez fait, et d’être une si habile et si admirable femme ? Il faudrait présentement vous redonner quelque amour, quelque considération pour vous-même : vous en êtes trop vide, et trop remplie des autres. Un équipage, des chevaux, des mulets, de la subsistance ; enfin, vivre au jour là journée : mais entreprendre des dépenses considérables, sans savoir où trouver le nerf de la guerre ; mon enfant, cela n’appartient qu’à vous : mais je vous conjure de songer à Bourbilly : c’est là que vous trouverez peut-être du secours, après l’avoir espéré inutilement d’ailleurs.


305. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.

Grignan, ce 13 novembre 1690.

Quand vous verrez la date de cette lettre, mon cousin, vous me prendrez pour un oiseau. Je suis passée courageusement de Bretagne en Provence. Si ma fille eût été à Paris, j’y serais allée : mais sachant qu’elle passerait l’hiver dans ce beau pays, je me suis résolue de le venir passer avec elle, jouir de son beau soleil, et retourner à Paris avec elle l’année qui vient. J’ai trouvé qu’après avoir donné seize mois à mon fils, il était bien juste d’en donner quelques-uns à ma fille ; et ce projet, qui paraissait de difficile exécution, ne m’a pas coûté trop de peine. J’ai été trois semaines à faire ce trajet en litière, et sur le Rhône. J’ai pris même quelques jours de repos, et enfin j’ai été reçue de M. de Grignan et de ma fille avec : une amitié si cordiale, une joie et une reconnaissance si sincères, que j’ai trouvé que je n’ai pas fait encore assez de chemin pour venir voir de si bonnes gens, et que les cent cinquante lieues que j’ai faites ne m’ont point du tout fatiguée. Cette maison est d’une grandeur, d’une beauté et d’une magnificence de meubles dont je vous entretiendrai quelque jour. J’ai voulu vous donner avis de mon changement de climat, afin que vous ne m’écriviez plus aux Rochers, mais bien ici, où je sens un soleil capable de rajeunir par sa douce chaleur. Nous ne devons pas négliger présentement ces petits secours, mon cher cousin. Je reçus votre dernière lettre avant que de partir de Bretagne : mais j’étais si accablée d’affaires, que je remis à vous faire réponse ici. Nous apprîmes l’autre jour la mort de M. de Seignelai[1]. Quelle jeunesse ! quelle fortune ! quels

  1. Fils de Colbert ; il mourut de langueur et d’épuisement.