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LA PÊCHEUSE D’AMES.

Tout à coup, il se leva d’un bond, et se frappant le front des deux poings :

« Oh ! imbécile ! fou que j’étais d’aller me jeter ainsi dans les mains de mes ennemis ! s’écria-t-il ; riez maintenant, mademoiselle, triomphez ! Personne ne vous empêchera plus de devenir la comtesse Soltyk !

— Tais-toi ! dit le comte d’un ton impérieux.

— C’est bon, je me tais, répondit Tarajewitsch, mais si l’on veut me tuer, qu’on se dépêche ! Donnez-moi un pistolet, finissons-en tout de suite, tout de suite !

— Je ne songe pas à te tuer, dit Soltyk avec un sourire plus effrayant qu’une menace ; tu es en mon pouvoir, cela me suffit.

— Alors tu me fais grâce de la vie ?

— Je ne te fais pas non plus grâce de la vie, répondit le comte ; je peux disposer de toi à ma fantaisie, n’est-ce pas, mesdames ? Tu resteras ici et tu attendras ce que je déciderai. »

Tarajewitsch éclata de rire.

« Oh ! je vois maintenant que tout cela n’était qu’un badinage. Comment allais-je croire aussi qu’on a envie de verser mon sang ? Mais pourquoi me faire une telle peur ? Certes, c’était ma punition. Ma foi, je l’ai bien méritée ; je ne me mêlerai plus jamais d’intrigues… une mauvaise plaisanterie… Versez-moi à boire, charmante Hébé ; oublions cette vilaine histoire. »

Pendant qu’Henryka lui remplissait son verre, le comte et Dragomira échangeaient un regard. Tarajewitsch but et se mit à chanceler. Le verre tomba à terre, et Tarajewitsch glissa lui-même sur sa chaise, ensuite sur le plancher. Le vin de Tokai l’avait complètement maîtrisé.

Le comte sonna et ordonna d’emporter le malheureux qui n’avait plus conscience de rien. Puis il entra avec les deux jeunes filles dans le petit salon turc et alluma tranquillement une cigarette.

« Cher comte, dit Henryka, puisque vous pouvez disposer de Tarajewitsch à votre gré, c’est qu’il vous appartient en toute propriété ?

— Sans doute.

— Ce qui est votre propriété, vous pouvez le donner ?

— Certainement.

— Alors donnez-le-moi, je vous en prie. »