Page:Sacy, Féval, Gautier, Thierry - Rapport sur le progrès des Lettres, 1868.djvu/101

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Leconte de Lisle ; il fait de nombreuses excursions dans la mythologie du Nord ; il feuillette les runes et les sagas, et dans ses Poëmes barbares on le prendrait pour un Scalde chantant la guerre avant la bataille, car il s’assimile avec une aisance merveilleuse le sentiment, la forme et la couleur des poésies primitives. Retiré dans sa fière indifférence du succès ou plutôt de la popularité, Leconte de Lisle a réuni autour de lui une école, un cénacle, comme vous voudrez l’appeler, de jeunes poètes qui l’admirent avec raison, car il a toutes les hautes qualités d’un chef d’école, et qui l’imitent du mieux qu’ils peuvent, ce dont on les blâme à tort, selon nous, car celui qui n’a pas été disciple ne sera jamais maître, et quoi qu’on en puisse dire, la poésie est un art qui s’apprend, qui a ses méthodes, ses formules, ses arcanes, son contrepoint et son travail harmonique. L’inspiration doit trouver sous ses mains un clavier parfaitement juste, auquel ne manque aucune corde.

On peut regarder Leconte de Lisle comme une des plus fortes individualités poétiques qui se soient produites dans cette dernière période : il a son cachet partout reconnaissable. Si le fond de son talent est antique, s’il relève, dans une certaine proportion, d’André Chénier, d’Alfred de Vigny et de Laprade, et s’il a profité des perfectionnements apportés dans la métrique et le rythme par la nouvelle école, il possède un coin à son effigie avec lequel il frappe toute sa monnaie, qu’elle soit d’or, d’argent ou de bronze.

Bien qu’il se rattache par ses admirations et la nature de son talent à la grande école de 1830, Louis Bouilhet appartient par son âge et son début à la période actuelle. Il s’est laissé détourner de la poésie pure par le théâtre, où le brillant accueil qu’il a reçu le retiendra peut-être toujours. Mais il n’en a pas moins fait trois volumes de vers qui eussent suffi à sa réputation, quand même il n’eût pas abordé la scène, où la lumière se fait si vite sur un nom parfois obscur la veille. Le premier de ces recueils, intitulé Melænis, est un poème d’assez longue haleine pour remplir à lui seul le volume. Le cas vaut la peine d’être noté dans ce temps d’inspirations