Page:Sacy, Féval, Gautier, Thierry - Rapport sur le progrès des Lettres, 1868.djvu/134

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est encore sollicitée par des mains de femme. L’emploi de dixième muse est toujours tenu, bien que le nombre des prêtresses ait beaucoup diminué, car le roman accapare bien vite à son profit les vocations poétiques féminines.

Mme Ackermann, qui nous semble aujourd’hui mériter la couronne aux feuilles d’or de la muse, est la veuve d’un philologue distingué. Elle lit les poètes grecs et sanscrits dans leur langue. Le volume qu’elle a publié sous le titre Contes et poésies renferme des traductions et des pièces originales. Mme Ackermann ne relève ni de l’école romantique, ni de l’école de Leconte de Lisle ; elle remonte plus haut, et son vers familier, se prêtant avec souplesse à toutes les digressions du récit, a quelque chose de la bonhomie rêveuse de La Fontaine. C’est une note qu’on n’est plus habitué à entendre et qui vous cause une surprise pleine de charme. Mais si, par quelques formes de son style, Mme Ackermann se rapproche du XVIIe siècle, elle est bien du nôtre par le sentiment qui respire dans les pièces où elle parle en son propre nom. Elle appartient à cette école des grands désespérés, Chateaubriand, lord Byron, Shelley, Leopardi, à ces génies éternellement tristes et souffrant du mal de vivre, qui ont pris pour inspiratrice la mélancolie. Désillusions, amertumes, lassitudes, défaites mystérieuses, tout cela est voilé par un pâle et faible sourire, car cette douleur a sa fierté. Lara et le Giaour ne se lamentent pas bourgeoisement. Mais par les sujets qu’aime à traiter le poète, le sommeil sans terme, la nuit éternelle, la mort libératrice, on voit que Mme Ackermann en est arrivée comme le poète italien à goûter le charme de la mort. Elle redoute le souvenir comme une nouvelle souffrance. Un critique très compétent, M. Lacaussade, s’exprimait ainsi à propos d’elle : "Elle a des pièces d’un grand souffle, par exemple, les Malheureux, où se trahit magnifiquement la lassitude des jours. On y sent la contemporaine par l’âme des grands élégiaques modernes.

"Le scepticisme douloureux, le doute philosophique, la protestation de la conscience en face de l’énigme de la vie, mélange