Page:Sacy, Féval, Gautier, Thierry - Rapport sur le progrès des Lettres, 1868.djvu/140

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par un tableau important et qui le caractérise, et ce tableau est en lui-même d’une perfection absolue. Le poème fragmentaire va d’abord d’Ève à Jésus-Christ, faisant revivre le monde biblique en scènes d’une haute sublimité et d’une couleur que nul peintre n’a égalée. Il suffit de citer la Conscience, les Lions, le Sommeil de Booz, pages d’une beauté, d’une largeur et d’un grandiose incomparables, écrites avec l’inspiration et le style des prophètes. La Décadence de Rome semble un chapitre de Tacite versifié par Juvénal. Tout à l’heure, le poète s’était assimilé la Bible ; maintenant, pour peindre Mahomet, il s’imprègne du Coran à ce point qu’on le prendrait pour un fils de l’Islam, pour Abou-Bekr ou pour Ali. Dans ce qu’il appelle le cycle héroïque chrétien, Victor Hugo a résumé, en trois ou quatre courts poèmes tels que le Mariage de Roland, Aymerillot, Bivar, le Jour des Rois, les vastes épopées du cycle carlovingien. Cela est grand comme Homère et naïf comme la Bibliothèque bleue. Dans Aymerillot, la figure légendaire de Charlemagne à la barbe florie se dessine avec sa bonhomie héroïque, au milieu de ses douze pairs de France, d’un trait net comme les effigies creusées dans les pierres tombales et d’une couleur éclatante comme celle des vitraux. Toute la familiarité hautaine et féodale du Romancero revit dans la pièce intitulée Bivar.

Aux héros demi-fabuleux de l’histoire succèdent les héros d’invention, comme aux épopées succèdent les romans de chevalerie. Les chevaliers errants commencent leur ronde cherchant les aventures et redressant les torts, justiciers masqués, spectres de fer mystérieux, également redoutables aux tyrans et aux magiciens. Leur lance perce tous les monstres imaginaires ou réels, les endriagues et les traîtres. Barons en Europe, ils sont rois en Asie de quelque ville étrange aux coupoles d’or, aux créneaux découpés en scie ; ils reviennent toujours de quelque lointain voyage, et leurs armures sont rayées par les griffes des lions qu’ils ont étouffés entre leurs bras. Eviradnus, auquel l’auteur a consacré tout un poème, est la plus admirable personnification de la chevalerie