Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 19.djvu/275

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n’ayant pu se faire ouvrir aucune maison. On les renvoyoit par les fenêtres comme des bandits dont on avoit peur. Malgré l’équipage nous eûmes le même sort partout où nous frappâmes, en sorte que pendant près d’une heure nous eûmes toute la peur de coucher sur ce pavé sans souper. Enfin nous fîmes tant de bruit à la porte d’une grande maison, qu’après avoir longtemps prié et menacé par la fenêtre, bravé par notre nombre et par la livrée du roi qui nous menoit, ces gens comprirent enfin que nous disions vrai et que nous n’étions pas des bandits. Ce fut un grand contentement que de voir ouvrir cette porte. On nous fit monter et montrer des chambres et des lits. C’étoit déjà beaucoup. Mais quand on parla de souper, point de pain ni de viande, ni de tout l’accompagnement. Le repas en chemin avoit été fort léger, et nous n’avions pas compté d’avoir rien à porter pour le soir. Il fallut bien du temps et de l’industrie pour surmonter la mauvaise humeur de gens qui nous avoient reçus malgré eux, qui trouvoient fort mauvais que nous troublassions leur repos, et pour ramasser de quoi souper et l’apprêter à l’heure qu’il étoit, et dans un pays où les cabarets et les hôtelleries sont inconnus. Néanmoins avec de la patience nous soupâmes et nous couchâmes pas trop mal.

La curiosité m’éveilla le lendemain de bonne heure. Mes fenêtres me présentèrent tout près ce superbe aqueduc construit par les Romains ; qui paroît d’une seule pierre, et qui, sans s’être encore démenti, porte l’eau de la montagne voisine par toute la ville, qui est grande, bien bâtie, avec des places, de belles églises, et des rues moins étroites, moins obscures, moins tortues que je ne les ai vues dans les autres villes d’Espagne, excepté Madrid et Valladolid. En approchant tout contre l’aqueduc, qui est d’une grande hauteur, et plus que les plus hauts qu’on voit autour de Versailles et de Marly, et sans arcades que quelques portes pour la communication nécessaire, on est surpris de l’énormité des