Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/468

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comprendre. Mais que voulez-vous ? ce n’est point pour le public que Chaulieu dans l’intimité écrivait ses lettres, et on n’a qu’à ouvrir les Correspondances du temps et les Recueils manuscrits des chansons historiques, c’était là le ton habituel des gens de la meilleure société dans le grand siècle.

Ne nous faisons aucune illusion à cet égard ; il y a deux siècles de Louis XIV : l’un noble, majestueux, magnifique, sage et réglé jusqu’à la rigueur, décent jusqu’à la solennité, représenté par le roi en personne, par ses orateurs et ses poëtes en titre, par Bossuet, Racine, Despréaux ; il y a un autre siècle qui coule dessous, pour ainsi dire, comme un fleuve coulerait sous un large pont, et qui va de l’une à l’autre Régence, de celle de la reine-mère à celle de Philippe d’Orléans. Les belles et spirituelles nièces de Mazarin furent pour beaucoup dans cette transmission d’esprit d’une Régence à l’autre, les duchesses de Mazarin, de Bouillon et tout leur monde ; Saint-Évremond et les voluptueux de son école ; Ninon et ceux qu’elle formait autour d’elle, les mécontents, les moqueurs de tout bord. À mesure que s’avançait le règne, et que le monarque redoublait de rigorisme, cette veine refoulée ne fit que rentrer et se répandre en dedans. Les ambitions trompées, ou celles qui attendaient, se dédommagèrent dans la liberté d’esprit et dans les plaisirs ; et ces plaisirs étaient ce qu’ils sont bien vite toujours, ce qu’ils devaient être surtout à une époque d’immense inégalité, et où le contrôle de la publicité était nul : c’étaient de véritables bacchanales. On peut dire, par exemple, de ces orgies d’Anet ou du Temple chez les Vendôme, et de l’esprit qui s’y dépensait, ce que La Bruyère a dit de Rabelais : « C’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse et d’une sale corruption : ou il est mauvais, il passe