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GOETHE ET BETTINA.

Mme d’Houdetot elle-même. Bettina a des moments de bon sens et des éclairs de passion vraie où elle s’aperçoit et se plaint de cette inégalité d’échange : « Oh ! ne pèche pas contre moi, dit-elle à Goethe, ne te fais pas d’idole sculptée pour ensuite l’adorer, tandis que tu as la possibilité de créer entre nous un lien merveilleux et spirituel. » Mais ce lien tout spirituel et métaphysique qu’elle rêve, cet amour en l’air, pourrait-on lui dire, est-ce là le vrai lien ?

Goethe, à la différence de Rousseau, est charmant pour celle même qu’il tient à distance ; il répare à l’instant, par un mot gracieux et poétique, ses froideurs apparentes ou réelles, il les recouvre d’un sourire. Cette aimable et joueuse enfant lui remet en pensée le temps où il était meilleur, plus vraiment heureux, où il n’avait pas encore détourné et en partie sacrifié à la contemplation et à la réflexion du dehors son âme primitive, intérieure et plus délicate. Il reconnaît qu’il lui doit un rajeunissement d’esprit et un retour à la vie spirituelle. Il lui renvoie souvent ses propres pensées à elle, revêtues du rhythme ; il les fixe en sonnet : « Adieu, ma charmante enfant, lui dit-il ; écris-moi bientôt, afin que j’aie bientôt quelque chose à traduire. » Elle lui fournit des thèmes de poésie : il les brode, il les exécute. Oserons-nous dire qu’il nous semble souvent que la fleur naturelle est devenue par là une fleur artificielle plus brillante, plus polie, mais aussi plus glacée, et qu’elle a perdu de son parfum ? Il paraît, au reste, reconnaître lui-même cette supériorité d’une nature riche et capricieuse, qui se produit chaque fois sous une forme toujours surprenante, toujours nouvelle : « Tu es ravissante, ma jeune danseuse, lui dit-il ; à chaque mouvement, tu nous jettes à l’improviste une couronne. »

C’est qu’aussi elle le comprend si bien, elle sait si