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DE JOSEPH DELORME

C’eût bien été ma place, en ces jours désastreux,
Où des bourreaux sanglants se dévoraient entre eux.
Le juste par sa mort proteste et se retire.
Que j’eusse alors, tout fier, porté comme au martyre,
Après Roland, Charlotte, et le poëte André,
Ma tête radieuse à l’échafaud sacré !
Même aujourd’hui, qu’après les tempêtes civiles
La Concorde, au front d’or rit d’en haut sur nos villes,
Et qu’il n’est ni couteau ni balle à recevoir
Pour le Roi, pour le peuple, enfin pour un devoir ;
Si du moins, en secret, des dévouements intimes
Pouvaient aux mains du Sort échanger les victimes,
Et si, comme autrefois, l’homme obtenait des Cieux
De racheter les jours des êtres précieux !
Ô mes amis si chers, lorsque dans nos soirées
J’ai senti sous les chants vos voix plus altérées,
Sous vos doigts merveilleux de plus mourants accords,
Et l’âme trop ardente en de trop faibles corps ;
Lorsque je vois se fondre une face jaunie,
Et des yeux se creuser sous un front de génie,
Et tomber vos cheveux et vos tempes maigrir ;
Ô mes amis, pour vous que je voudrais mourir !
Et pour la vierge encor, qui, tremblante, inconnue,
Au torrent l’autre jour me tendit la main nue,
Et qui, blanche, demain, va porter à l’autel,
Près de l’amant qu’elle aime, un germe, hélas ! mortel,
Pour cette vierge encore, offrant au Ciel propice
Dans leur calice amer mes jours en sacrifice,
Afin que, rose et fraîche, elle puisse guérir,
Sans qu’elle en sache rien, que je voudrais mourir !