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DE JOSEPH DELORME.

Tu me seras léger et doux, maître adoré !
Jamais gazon flétri, jamais sable altéré,
Jamais guerriers mourants dont la plaine est jonchée
N’ont plus avidement bu la pluie épanchée
Que moi, rôdant, la nuit, aux lieux les plus déserts,
Je ne boirai mes pleurs cuisants, mes pleurs amers.
Oui, même sans bonheur, même sans espérance.
Quelque passion folle, abîme de souffrance,
Quelque amour désastreux, fléau de tout devoir ;
Oui, pourvu qu’il déchaîne en moi tout son pouvoir.
Pourvu que bien avant dans ma chair il se plonge,
Qu’il aiguise mes jours et sans pitié me ronge ;
Qu’importe ? je l’accepte et je m’attache à lui.
Plus de fade langueur, de vague et mol ennui ;
La tempête, en soufflant dans une âme élargie.
Des hautes facultés rallume l’énergie ;
La foudre éclate en nous, et si l’homme est vaincu,
Avant de succomber, du moins il a vécu[1].


LE CONTRE-TEMPS


Ibam forte via sacra
Horace.


Par un des gais matins de l’avril le plus doux,
Vers onze heures, j’allais, rêveur, au rendez-vous,

  1. « Dans tout le temps de ma belle jeunesse, j’ai toujours été ne désirant, n’appelant rien tant de mes vœux, n’adorant que la Passion sacrée. » (Pensées de Joseph Delorme.) Ç’a été le cri des enfants du siècle. Poésie et morale régulière ne vont guère ensemble. Il y a longtemps que Montaigne a dit : « Et moi je suis de ceux qui tiennent que la poésie ne rit point ailleurs comme elle fait en un sujet folâtre et déréglé. » Mais il le disait gaiement, et nos enfants du siècle, ces neveux de René, l’ont dit au sérieux et sans rire, avec une sorte d’acharnement.