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JUGEMENTS DIVERS

inégale où succombe cet infortuné, qui n’avait que de bons penchants, et dont une invincible fatalité sociale a flétri la vie et presque dépravé les mœurs. Encore ici rien n’est-il systématique : la société n’a pas tous les torts ; Joseph n’a pas en tout raison ; on peut douter que tout le mal soit venu du dehors, et les personnes qui aiment à penser qu’elles vivent dans le meilleur des mondes pourront sans trop d’invraisemblance se persuader que Delorme n’était peut-être après tout qu’un de ces génies noués, destinés à mourir dans la croissance.

« Rien n’est à la fois plus un et plus varié que ce Recueil. Il se compose de pièces toutes écrites sons l’impression du moment, et empreintes, pour ainsi dire, de la couleur du ciel, tantôt sombres, tantôt claires, tantôt orageuses. Ce n’est point cette tristesse d’Young, étudiée, lourde, monotone. Le poète n’écarte pas plus les fraîches réminiscences que les images douloureuses ou les fantaisies criminelles. Son âme a beau se troubler, dès qu’elle se calme, un fond de bonté naturelle reparaît à sa surface. De là vient sans doute l’indulgence et la sympathie qu’il nous inspire. D’ailleurs nous le connaissons si bien ! nous sommes au fait de ses études, de ses promenades, de ses lectures. La petite pièce intitulée Mes Livres est pleine d’une piquante ironie ; elle peut faire juger de ce qu’il aurait eu d’esprit s’il eût été heureux. D’autres fois, il s’élance hors de lui, comme avec colère et dégoût, et semble vouloir puiser du calme soit dans l’aspect de la nature, soit dans la vue de cœurs plus reposés que le sien. Voici une pièce de ce genre, où la turbulence de ses passions se trahit par le plus heureux contraste :

Toujours je la connus pensive et sérieuse…

(Suit la citation de la pièce tout entière, puis le critique continue :) « Cette sorte d’élégie d’analyse où la nature et les sentiments privés sont peints avec amour et bonne foi, et où l’âme du poëte se révèle à tous moments dans ses nuances les plus délicates, était à peu près inconnue dans notre langue. Pour trouver quelque chose d’analogue, il faut recourir aux Lakistes. Encore Joseph Delorme n’est-il nullement leur imitateur ; seulement il est, comme eux, dans le système de la poésie individuelle. Ce jeune auteur vient donc d’enrichir notre littérature d’une nouvelle branche de poésie, et sous ce rapport nous ne pouvons trop le louer. Nous regrettons d’avoir à mêler un reproche à cet éloge ; mais Joseph pousse trop souvent ses qualités à ce point extrême où elles deviennent des dé-