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LES CONSOLATIONS.

Il redouble ; il est roi du banquet, il s’écrie
Que, pourvu qu’ici-bas l’homme s’oublie et rie,
Tout est bien, et qu’il faut de parfums s’arroser…
Et quelque femme, auprès, l’interrompt d’un baiser ;
— Jusqu’à ce qu’une voix que n’entend point l’oreille,
Comme le chant du coq, à l’aube le réveille,
Ou que sur la muraille un mot divin tracé
Le chasse du festin, Balthazar insensé.
Ainsi fait trop souvent le Poëte en démence ;
Non pas toi, noble Ami. Quand ton soleil commence,
Aux approches du soir, à voiler ses rayons,
Et qu’à terre, d’ennui, tu jettes tes crayons,
Sentant l’heure mauvaise, en toi tu te recueilles ;
Comme l’oiseau prudent, dès que le bruit des feuilles
T’avertit que l’orage est tout près d’arriver,
Triste, sous ton abri tu t’en reviens rêver ;
Sur ton front soucieux tu ramènes ton aile ;
Mais ton âme encor plane à la voûte éternelle.
En vain ton art jaloux te cache son flambeau,
Tu te prends en idée au souvenir du Beau ;
Tu poursuis son fantôme à travers l’ombre épaisse ;
Sur tes yeux défaillants un nuage s’abaisse
Et redouble ta nuit, et tu répands des pleurs,
Amoureux de ravir les divines couleurs.
Et nous, nous qui sortons de nos plaisirs infâmes,
Un fou rire à la bouche et la mort dans nos âmes,
Nous te trouvons malade et seul, ayant pleuré,
Goutte à goutte épuisant le calice sacré,
Goutte à goutte à genoux suant ton agonie,
Isaac résigné sous la main du génie.