Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/468

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
146
PENSÉES D’AOÛT.

Et du trouble soudain où mon âme en fut mise.
Sans aller saluer la vieille dame assise,
Tout causant au hasard, du salon je sortis :
Et je m’en ressouvins et je m’en repentis,
Craignant de n’avoir pas assez marqué d’hommage :
Car tout aux malheureux est signe et témoignage.
Et depuis lors, souvent je me suis figuré
Quels étaient ces longs soirs entre l’homme ulcéré
De Rio, de Biscaye et des bandes armées,
Et des fureurs de cœur encor mal enfermées,
Proscrit qui veut son ciel, père qui veut son fils, —
Entre elle et lui, navrés ensemble et radoucis.
Oh ! si toujours, malgré l’amertume et l’entrave,
Il maintint sur ce point cette piété grave,
Qu’il ait été béni ! Que son roc, sans fléchir,
Ait pu fondre au cœur même, et son front s’assagir !
Qu’il ait revu l’enfant que de lui l’on sépare,
Et Lisbonne, meilleure au moins que sa Navarre[1] !

Un but auprès de soi, hors de soi, pour quelqu’un,
Un seul devoir constant ; — hélas ! moins que Doudun,
Que Ramon et Marèze, Aumemé le poëte
L’a compris, et son cœur aujourd’hui le regrette :
Poëte, car il l’est par le vœu du loisir,
Par l’infini du rêve et l’obstiné désir.
En son fertile Maine, aux larges flots de Loire,
Bocagère et facile il se montrait la gloire,
Se disant qu’aux chansons on l’aurait sur ses pas
Comme Annette des champs dont l’amour ne ment pas.
Tandis qu’après René planait l’astre d’Elvire,

  1. L’Étranger, en effet, dont on veut ici parler, est mort depuis à Lisbonne ; il avait fait partie de l’expédition de don Pedro, et occupait un rang distingué dans l’armée portugaise. Au moment où l’on écrivait cette pièce, on pouvait encore dire que Lisbonne était meilleure que la Navarre.