Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/640

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
318
NOTES ET SONNETS.

Deux cœurs ensemble épris de la muse sévère,
Et conviés au Beau dans sa plus calme sphère,
Tout cela vous parlait ; mystère soupçonné !
J’ai peur, en y touchant, de l’avoir profané.
— Et dans ma rêverie à la vôtre soumise
Je suivais, plein d’abord de l’amitié reprise,
Heureux de vous revoir, triste aussi, vous voyant,
Du contraste d’un cœur qui va se dénuant,
Me disant qu’en nos jours de rencontre première
Pour moi la vie encore avait joie et lumière,
Et de là retombant au présent qui n’a rien,
Aux ans qui resteront, et sans un bras au mien :

Misère et vérité, merveille et poésie,
Que la douleur ainsi tout exprès ressaisie,
Que les lointains regrets lentement rappelés,
Les plus anciens des pleurs au nectar remêlés,
L’avenir et son doute et sa nuée obscure,
Tous effrois, tous attraits de l’humaine nature,
En de certains reflets venant en nous s’unir,
Composent le plus grand, le plus cher souvenir !

Pourtant l’on se montrait quelque auguste décombre,
Quelque jeu du soleil échauffant un pin sombre,
Par places le rayon comme un poudreux essaim,
Lumière du Lorrain et cadre de Poussin.
Et la voix que j’entends, entre nos longues poses
Disait : « Adrien donc n’a fait toutes ces choses
Et fourni tant de marbre à ces débris si nus
Que pour qu’un soir ainsi nous y fussions émus ! »

Et le soleil rasant de plus en plus l’arène
Y versait à pleins flots sa course souveraine ;
L’horizon n’était plus qu’un océan sans fond